2022 M06 8
“J’ai toujours été désireux de travailler avec des gens qui font quelque chose de nouveau”. Aujourd’hui âgé de 84 ans, Chris Blackwell présente ce sacerdoce au Guardian. Lui qui sort ce 7 juin ses mémoires (The Islander: My Life in Music and Beyond) a de nombreuses choses à raconter. À travers son label Island Records, qu’il fonde et dirigera entre 1959 et 1989, il a révélé tant Bob Marley que U2, Roxy Music et quantité d’autres. En 2009, il était carrément sacré par le magazine Music Week comme le plus influent producteur des 50 années précédentes.
Au-delà d’un CV dont on n’a effleuré ici que la surface, Blackwell sera avant tout retenu comme celui qui a dressé un pont avec la Jamaïque. C’est sur l’île caribéenne qu’il passe son enfance, dans une famille d’aristocrates. Il sort de cette bulle à 21 ans, lorsqu’il est sauvé par des rastas après un accident de bateau. Dès lors, il n’aura de cesse de mettre en avant leur musique. En 1959, grâce à l’argent de ses parents, il monte son label : Island. Il obtient quelques succès locaux : “Non pas parce que je suis un grand producteur” raconte-t-il plus tard, “mais parce que les Jamaïcains entendaient enfin leur propre musique à la radio”. Dès 1962, il file vers l’Angleterre. Sa technique est simple : remplir sa Mini Cooper de ses 45 tours, pour ensuite faire le tour des ghettos jamaïcains.
Bien sûr, ce lien avec la Jamaïque culmine avec la production des deux premiers albums de Bob Marley, “Catch A Fire” et “Uprising”. Dès le départ, Blackwell sent le potentiel du chanteur, dont il veut faire une star mondiale (au grand dam du reste des Wailers, relégués au second plan). Il explique au Guardian :
“Il a fait confiance à mon instinct, qui était qu’il devait devenir une rock star plutôt qu’une star des radios noires américaines. Sa musique était rugueuse, brute, excitante”.
L’histoire lui donne raison. Une fois cette brèche ouverte, il signe également Toots and the Maytals, Sly and Robbie, Bruning Spear ou encore Grace Jones. Il participe même au financement du film The Harder They Come, qui met en vedette le chanteur Jimmy Cliff. Certains, comme Lee "Scratch" Perry, ont beau critiquer son appropriation culturelle, le résultat est là : il a fait du reggae un genre majeur. Il réside encore aujourd’hui sur l’île caribéenne, gérant sa propre marque de rhum et une chaîne d’hôtels.
Mais l’apport de Chris Blackwell à la musique ne s’arrête pas au reggae. Dès 1964, il découvre Steve Winwood du Spencer Davis Group. Il prend alors goût au rock libre, opposé aux codes pop. C’est ainsi que malgré quelques ratés (il refuse de signer Elton John, Pink Floyd ou Procol Harum), Island est l’épicentre de ce qui se fait de plus audacieux en rock à l’aube des années 70, de King Crimson à Free, Roxy Music puis Brian Eno. Il leur donne chaque fois les moyens de produire plusieurs albums, même ceux qui se vendent mal, ce qui nous a donné Spooky Tooth ou surtout Nick Drake. Ou même Nirvana (le duo folk anglais, bien sûr).
Les années 80 seront en revanche plus difficiles. Les 11 et 12 juin 1981, il subit coup sur coup la mort de Bob Marley et la retraite de Cat Stevens. C’est alors U2 qui devient la locomotive d’Island ; mais au prix d’un éloignement de Blackwell de son propre label. Avec le groupe irlandais, il ne peut s’investir artistiquement comme il le faisait (il échoue par exemple à les dissuader d’engager Brian Eno comme producteur). Paradoxalement, leur succès permet également à Island de devenir un énorme label, avec la participation de bien plus de personnes. Le rôle de Blackwell se retrouve ainsi dilué. Il revend finalement son label de cœur à PolyGram (depuis racheté par Universal) en 1989, et quitte définitivement Island en 1997. Avec tout de même la satisfaction du devoir accompli : son île est devenu un continent.