La folle histoire d'Okuda Hiroko, l'employée de chez Casio qui a changé le son du reggae

En 1985, le morceau "Under Mi Sleng Teng" révolutionnait le reggae, avec son emploi d'une basse entièrement numérique, au fondement du dancehall. Pourtant, l'origine de ce rythme se situe au Japon, avec Okuda Hiroko. Employée de l'entreprise Casio, c'est elle qui a conçu le preset du Casiotone MT-40, employé par les musiciens reggae de "Sleng Teng". Et c'est donc à elle que l'on doit cette révolution.
  • L’histoire du reggae pourrait se raconter à travers ses "riddims". Déformation de « rhythm », le terme désigne une formule rythmique qui forme la base d’un morceau, et destiné à être utilisé à plusieurs reprises. Ainsi, il n’est pas rare qu’un riddim particulièrement populaire se retrouve dans de nombreux morceaux, constituant parfois un sous-genre du reggae à lui tout seul. On parle alors de « monster riddim ». Dans les années 70, la paire Sly Dunbar et Robbie Shakespeare était ainsi omniprésente, tant les deux musiciens ont enregistré de riddims cultes.

    Mais les années 80 marquent une bascule vers la synthèse et le numérique, incarnée par le riddim « sleng teng ». Avec sa basse entièrement numérique, il pose à lui seul les bases du digital reggae, et surtout du dancehall. Au point d’être présent dans plus de 450 titres reggae. Ce riddim est d’abord apparu en 1985, dans le morceau qui lui donne son nom, Under Me Sleng Teng, de Wayne Smith, avec des claviers de Noel Davey.

    Pourtant, la véritable origine de ce style se situe loin de la Jamaïque, sur un tout autre océan : au Japon. Il faut même remonter jusqu’en 1981, et la création du Casio MT-40. L’entreprise japonaise, principalement connue pour ses calculatrices et ses montres, s’était lancée l’année précédente dans les instruments numériques. La devise de l’entreprise : « amener le plaisir de jouer d’un instrument à tous ». Et ce modèle a connu une popularité mondiale, jusqu’à la Jamaïque, où Davey en a fait l’acquisition. En l’essayant, lui et Smith entendent alors cette ligne de basse caractéristique de leur morceau. Qu’ils vont garder telle quelle.

    C’est donc bien une employée de Casio qui a composé cette basse. Celle-ci se nomme Okuda Hiroko, et elle avait rejoint l’entreprise depuis moins d’un an. Diplômée en musicologie, elle a justement dédié son mémoire de fin d’études au reggae. Toujours employée de la marque, elle explique dans un article publié en janvier dernier sur le site Nippon :

    « Ce que j’aimais surtout dans le reggae, c’était la force des paroles, avec un message souvent lourd, mais toujours chanté avec une légèreté absolue. »

    Achevant ses études en 1979, elle répond ensuite à une annonce de Casio, qui cherche des développeurs diplômés en musique. Leur mission : intégrer à leur clavier numérique des morceaux pré-enregistrés, servant d’accompagnement aux apprentis pianistes. Il faut en créer dans plusieurs styles (pop, swing, sampa, valse, etc.), en s’adaptant aux limitations techniques du clavier.

    Hiroko s’attelle aux styles les plus populaires, tous les autres employés ayant une formation classique. Elle s’attelle ainsi au preset « rock », voué à devenir culte. Pourtant, la rythmique rudimentaire du programme ressemble plus à du reggae. Ce qui est logique, comme le précise la musicienne :

    « Je n’y ai pas pensé comme à un rythme reggae, mais à cette époque, mon esprit était entièrement tourné vers le reggae. Je suppose que même en pensant à un rythme rock, c’est un motif lié au reggae qui m’est venu naturellement à l’esprit. »

    Certains y ont entendu une adaptation du morceau Somethin’ Else d’Eddie Cochran, ou Anarchy In The UK des Sex Pistols, voire même Hang Onto Something de David Bowie. Pourtant, la programmeuse nie s’être inspirée d’un morceau en particulier.

    Le Casiotone MT-40 est finalement commercialisé en 1981, débutant ainsi sa folle aventure vers la Jamaïque. Hiroko ne découvre celle-ci qu’en 1986, à la lecture d’un magazine musical décrivant le « raz-de-marée Sleng Teng ». « Je n’en revenais pas qu’ils aient utilisé le motif tel quel pendant toute l’intro de la chanson » avoue-t-elle. Si elle n’a jamais touché un centime de droits d’auteurs (Casio a toujours souhaité que ses presets restent libres de droits), la musicienne reste avant tout très fière d’avoir influencé un courant musical tout entier. « Je suis heureuse si j’ai pu modestement rendre quelque chose à tout ce que m’a donné le reggae » appuie-t-elle. Avec une modestie qui force le respect.