Même 50 ans après, le "Pink Moon" de Nick Drake reste une énigme incroyable

Le 25 février 1972, Nick Drake sortait à 24 ans son troisième album, « Pink Moon ». Celui de la dernière chance après deux échecs. Malheureusement, le disque passe lui aussi inaperçu et le décès de l’artiste lui confère un aspect maudit, ainsi qu’une popularité nouvelle. Mais derrière cette fascination morbide se trouve un disque énigmatique et passionnant.
  • Nick Drake est la figure parfaite de l’artiste maudit. Mais il faut faire attention aux malentendus. Ainsi, lorsque sort le troisième album de Nick Drake, « Pink Moon », en 1972, il serait tentant d’y voir le chant du cygne d’un musicien en proie à la dépression et livrant ses tourments au micro. Après tout, le chanteur est finalement mort à peine deux ans plus tard, à l’âge de 26 ans, suite à une dose massive d’antidépresseurs. Mais ce serait justement plaquer rétrospectivement cette fin tragique sur un album qui ne l’est pas vraiment. 

    Il est certain que ce disque a des allures de dernière chance pour le musicien. Celui-ci décrochait un contrat avec le label Island en 1968, repéré par le producteur Joe Boyd. Le chanteur est alors étudiant en lettres à Cambridge, mais préfère s’adonner des heures durant à la guitare. Ensemble, ils réalisent deux albums, « Five Leaves Left » en 1969 et « Bryter Layter » en 1970. Deux disques folk superbes, servis par des arrangements riches. Mais les ventes sont très décevantes. La faute, notamment, à un Drake à la timidité maladive, refusant les interviews et donnant des concerts catastrophiques. Boyd finit par jeter l’éponge. Drake, lui, a une idée bien précise de sa musique, et entend bien se débarrasser des arrangements jugés trop lourds de ses albums. Le disque sera un reflet brut, sincère, de la vision du chanteur.

    Après quelques jours de repos dans la villa espagnole de Chris Blackwell, patron d’Island, il finit par contacter l’ingénieur du son John Wood. Il le retrouve pour deux sessions nocturnes à Londres, durant lesquelles tout l’album est enregistré. On n’y entend uniquement le chanteur, assurant guitare et voix, ainsi qu’un peu de piano sur le morceau-titre. Et peut-être est-ce parce que les sessions ont eu lieu le 30 et 31 octobre 1971, mais on jurerait que le disque a quelque chose d’hanté. Par son minimalisme radical, et ses structures déroutantes, « Pink Moon » est constamment dans la suggestion. Pourtant, il s’en dégage avant tout un calme énorme ; un sentiment d’immobilité, de flottement.

    L’apparence déjà très affaiblie du chanteur décourage l’idée de mettre une photo en couverture. Sur la recommandation de la sœur du chanteur, Gabrielle, le label engage ainsi Michael Trevithick, peintre surréaliste. Il réalise ainsi une pochette à l’image de l’album : étrange, mélancolique, nocturne. Poussant à fond son art du picking et des accordages non conventionnels, Nick Drake déploie un univers riche, à l’image d’un monde intérieur dans lequel il semble de plus en plus s’isoler. Intuitivement, il brise tous les codes pour livrer une musique en forme d’énigme. Le musicien a beau y aborder des chemins sinueux, plein de doutes, il n’est jamais dans l’angoisse, mais dans une sorte de paix intérieure. Car malgré tout, il se dégage du disque un profond espoir : malgré ses tourments, Drake y croit encore, et, surtout, croit en sa musique.

    Pourtant, malgré des critiques qui semblent enfin le remarquer, le disque se vend encore... moins que les précédents ! L’espoir est balayé, et le chanteur retourne vivre chez ses parents, s’isolant de plus en plus jusqu’à sa mort prématurée.

    C’est seulement de manière posthume que la popularité de ses disques va progressivement monter. Mais voir dans ce dernier album un testament serait trompeur. Car Drake a bien essayé d’enregistrer de nouveaux morceaux avant sa mort. Mais la dépression est tout sauf une alliée : affaibli mentalement, son talent est grandement diminué, et le résultat est décevant. Si « Pink Moon » reste encore un chef d’œuvre, c’est grâce à son dénuement qui laisse avant tout voir une intense lumière. Malgré le côté sinueux et mystérieux de ces capsules sonores, Drake y semble exactement où il veut être. Dans une immobilité profonde. Apaisée.

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