« Harvest », l'album post-hippie de Neil Young, fête ses 50 ans

Qu'importe si le songwriter canadien a choisi de retirer sa discographie de Spotify : rien ne serait empêcher les amoureux de la mélodie de se plonger dans les douceurs de ce quatrième album, sorti le 1er février 1972. Indéniablement le plus grand succès de Neil Young, le disque d'un grand romantique attiré par le dénuement.
  • À quoi reconnaît un classique ? Au nombre de fois où ses morceaux ont été repris par d'autres artistes ? À la façon dont il définit une époque ? À sa manière de ne pas subir le poids de l'âge ? Si tel est le cas, alors « Harvest » est un classique absolu, du genre à réunir les trois critères. Sorti en 1972, le quatrième long-format de Neil Young a en effet défini mieux qu'aucun autre album de folk le début des années 1970, une époque post-hippie à laquelle il a offert une bande-son via des mélodies qui continuent aujourd'hui encore de toucher en plein cœur, y compris celui des musiciens. À l'image de Heart Of Gold, reprise par plusieurs générations d'artistes (Johnny Cash, Stereophonics, Girls In Hawaii, Charles Bradley...), ou d'Alabama, qui a provoqué la naissance d'un autre classique : Sweet Home Alabama de Lynyrd Skynyrd.

    Pour comprendre la puissance et la beauté de « Harvest », il faut remonter en 1971. À l'époque, Neil Young a déjà publié trois albums (les anecdotiques « Neil Young » et « Everybody Knows This Is Nowhere », le précieux « After The Goldrush »), connu une expérience de groupe (Buffalo Springfield) et une autre en tant que pièce rapportée (Crosby, Stills, Nash and Young). Déçu par le mouvement hippie, guidé par l'innocence, la simplicité et l'amour du chant, très pur, très beau, il donne alors un concert acoustique au Massey Hall de Toronto (exhumé en 2007) où on l'entend, seul avec sa guitare, chanter la détresse : d’une désillusion, d’une époque qui s’achève, d’une romance qui prend fin.

    En 1971, Neil Young s'est donc trouvé un style. Il ne rêve plus d'être les Stones, ni de proposer une réponse américaine aux Beatles : à défaut de pleinement s'épanouir en groupe, il sera le lonesome cowboy de la folk et de la country, celui qui met à l'amende la British Invasion, celui qui parle à l'Amérique profonde, aux fermiers du Texas comme aux grands romantiques ou à la jeunesse désœuvrée des banlieues pavillonnaires.

    « Harvest », c'est exactement ça : le disque d'un grand sentimental, l'album d'un homme qui accepte sa solitude, l'expression la plus claire d'un songwriter qui, tiraillé entre ses aspirations déçues et sa révolte empêchée, a opté pour l'apaisement, et compose ainsi la BO de ces moments qui échappent à toute forme de pesanteur. De Out On The Weekend à Words (Between The Lines Of Age), en passant par Alabama, plaidoyer antiségrégationniste, et The Needle and the Damage Done, chanson anti-drogue enregistrée à l'Université de Californie, chacune de ces dix chansons sert ainsi d'échos à toutes les tragédies intimes, à tous ces désirs qui obsèdent, qui échappent, puis qui incitent à l'errance, à la mise en retrait.

    Dans le Dictionnaire du rock de Michka Assayas, Michel Houellebecq a ces mots au sujet du Canadien : « Les chansons de Neil Young sont faites pour ceux qui sont souvent malheureux, solitaires, qui frôlent les portes du désespoir et qui continuent, cependant, de croire que le bonheur est possible. Pour ceux qui ne sont pas toujours heureux en amour, mais qui sont toujours amoureux de nouveau. Qui connaissent la tentation du cynisme, sans être capables d’y céder trop longtemps [...]Il faut être un très grand artiste pour avoir le courage d’être sentimental, pour aller jusqu’au risque de la mièvrerie. »

    Il faut en tout cas être un sacré artisan de la mélodie pour composer de telles pièces, apaisées et prêtes à accueillir différents instruments (ici un harmonica, là des symphonies, ailleurs en piano), tant que ces derniers conservent assez de pureté pour rendre le monde plus beau autour d'eux. Un « cœur en or » : voilà ce qu'est Neil Young sur « Harvest », dont le succès va peu à peu brouiller ses repères, ses certitudes et ses ambitions musicales. « Cette chanson m’a mis au beau milieu de la route, écrit-il à propos de Heart of Gold dans les notes de « Decade » (1977). Sauf que voyager là me barbait tellement que j’ai préféré me jeter dans le fossé ».

    « Harvest » a beau être un énorme succès et être l'album le plus vendu en 1972, Neil Young a besoin de prendre la tangente avec des disques rongés par l'alcool, la mort de proches, la fatigue et les questionnements existentiels. Après la pureté, le Canadien donne sur « On The Beach » et « Tonight’s the Night » l’impression de chanter le lugubre et la saleté, dans des morceaux qui préfigurent les thèmes du grunge tout en conservant une évidente fragilité - une formule musicale également chère à Kurt Cobain.

    Car « Harvest » a inscrit cette certitude dans le marbre : Neil Young est à son meilleur (ou du moins, c'est là qu'il se montre le plus accessible) lorsque ses chansons résument tout de l'Amérique fantasmée. Ses longues routes désertiques, ses territoires abandonnés, ses vieux motels, ses hommes qui repensent au bon vieux temps en parcourant des bleds paumés, ses âmes solitaires brisées par l'amour, etc. Une multitude de fantasmes comme seule peut en suggérer la belle et grande musique populaire.