2022 M01 31
On ne parle que de ça : Neil Young a retiré ses morceaux de Spotify, excédé par la désinformation du podcast de Joe Rogan, l’un des plus écoutés de la plateforme. La chanteuse Joni Mitchell l’a même rejoint dans cette démarche, et peut-être peut-on en attendre d’autres. Mais le choix du musicien canadien n’a en fait rien de nouveau. En 2015, il retirait déjà certains de ses titres des plateformes, mais son argument était alors tout autre. À cette époque, son principal reproche était lié à la qualité sonore des plateformes, bien trop compressées à son goût. Le sujet lui tenait particulièrement à cœur, car il était alors le créateur d’un baladeur proposant de la musique au meilleur format possible. Son nom : le Pono. Une aventure compliquée, et qui ne s'est pas vraiment bien fini.
Neil Young’s Spotify beef is a carefully constructed publicity campaign for the imminent relaunch of Pono pic.twitter.com/d6lufJDyeI
— Will Pritchard (@wf_pritchard) January 27, 2022
Initié en 2012, le projet Pono se concrétise en mars 2014, avec le lancement d’un financement participatif. Son objectif est de créer un baladeur permettant d’écouter de la musique dans une résolution optimale, bien supérieure à celle du MP3, mais aussi du CD. Tout la communication est centrée autour de Young, qui promet que « avec le Pono, vous pouvez enfin sentir le master original dans toute sa gloire, dans sa résolution native. […] C’est ça la beauté du Pono ». Le chanteur semble déterminé à enterrer l’iPod, qui domine largement le marché treize ans après sa sortie. On le soupçonnerait même de plagier Steve Jobs quand il affirme : « Nous allons faire des choses révolutionnaires. »
La campagne est un franc succès. Elle réunit pas moins de 18 220 participants, pour un total de 6,2 millions de dollars. De nombreux artistes affichent également leur soutien, comme Dave Grohl, Norah Jones, Arcade Fire, ou Elvis Costello. Plus encore : les trois majors ont accepté d’intégrer leur catalogue au projet. C’est que le projet s’inspire également d’Apple dans sa forme, avec la création de tout un écosystème autour du baladeur. Ainsi, le PonoPlayer s’accompagne de PonoMusic, un site de téléchargement légal, du même type que l’iTunes Store. Mais bien sûr, il ne s’agit de vendre que des musiques dans une excellente résolution.
C’est là que les premiers soucis se font sentir. D’abord, les formats proposés atteignent rarement la résolution optimale vantée par la promotion du produit. Loin du 24 bits 192kHz vanté, la majorité du catalogue peine à atteindre les 96kHz. Or, des sites comme Tidal ou Qobuz les proposaient déjà. En cause : si les majors ont accepté de fournir leur catalogue à Pono, le remaster optimal devait être aux frais de l’entreprise. Si on ne parle là que d’un détail (la différence entre les deux formats est quasi inaudible), le plan de communication en prend un coup.
Mais le point le plus important reste la pertinence d’un tel produit. Si le Pono est à un prix inférieur à une bonne partie de la concurrence, il coûte tout de même 399 dollars, soit 290 euros à son lancement en janvier 2015. Surtout, pour en profiter, il faut investir dans un matériel audio de qualité, ce qui limite d’emblée le public cible. De plus, le prix des musiques est, quant à lui, bien supérieur à ceux de la concurrence : entre 12 et 25 dollars par album. Plus tard, Young affirmera que ces tarifs ont été imposés par les majors, et ont participé à la chute de son projet. Cerise sur le gâteau : le Pono est tout sauf ergonomique. Avec sa forme triangulaire façon Toblerone, il ne tient dans aucune poche, et ne semble pas du tout prévu pour un emploi nomade. Combiné à un écran tactile trop petit, qui rend la navigation difficile, il ne lui reste bien sur son argument audio pour convaincre. Le condamnant ainsi à une niche d’audiophiles.
Dès juin 2015, à peine six mois après le lancement officiel, les premiers problèmes financiers se font sentir. Young, bombardé PDG, court après les financements, y compris auprès de Donald Trump. Il veut ouvrir des magasins dans plusieurs villes, et se développer hors des États-Unis. Mais le Pono ne prend tout simplement pas. Attention, spoiler : Neil Young n’est pas un homme d’affaires.
Un an plus tard, l’entreprise Omnifone, qui héberge PonoMusic, est rachetée par Apple, et ferme immédiatement. Aucun autre fournisseur n’est en capacité d’accueillir la boutique, et un outil sur mesure commence à être créé. Le site affiche ainsi un « en construction »… qui n’a jamais disparu. « Plus on travaillait, plus on réalisait à quel point il était difficile de recréer ce qu’on avait crée, et à quel point c’était cher de le faire » explique Neil Young en 2017, date à laquelle il annonce la fin définitive de Pono. Comme à son habitude, le chanteur ne se démoralise pas. Il annonce d’abord l’arrivée imminente de sa propre plateforme de streaming, Xstream, censée adapter la qualité de l’audio à la qualité de la connexion Internet. Mais la plateforme ne verra jamais le jour.
Difficile de dire si, avec son idée, Neil Young était rétrograde ou précurseur. Courir après le succès de l’iPod avec treize ans de retard, alors que l’industrie était en train de basculer vers le streaming, semblait peine perdue. Qui plus est en insistant sur le format album, voué à être balayé par ces mêmes plateformes. Pour autant, l’insistance sur la haute qualité audio visait juste. À l’heure de la 4G, Neil Young a contribué à remettre le sujet sur la table, après des années de domination du MP3. Force est d’admettre que l’industrie a fini par suivre, puisque les principales plateformes de streaming ont fini par s’y mettre. Pour autant, on voit mal comment l’histoire aurait pu finir autrement pour le chanteur. Qu’importe, il s’est tenu à la racine même de son projet, puisque le nom Pono vient signifie, en hawaïen, « vertueux ».