2023 M05 10
À quand exactement remonte la naissance de la Britpop ? Personne ne s'accorde vraiment sur ce sujet, mais une chose est certaine : Blur est avec Suede un des deux parents de ce courant musical un brin régressif qui a déferlé sur le Royaume-Uni au milieu des années 1990.
On a souvent tendance à l'oublier, mais la Britpop n'a pas commencé par un affrontement entre Blur et Oasis. Au début des années 1990, le groupe des frères Gallagher est encore à l'état d'embryon et n'a rien enregistré en studio.
À cette époque, il faut regarder du côté de Londres pour trouver les successeurs du mouvement Madchester, pour qui l'heure n'est plus trop à la fête. La presse musicale britannique ne sait pas où donner de la tête : brièvement fascinée par les groupes de shoegaze qui se multiplient, elle s'en détourne peu de temps après alors que le grunge américain envahit le Royaume-Uni.
Symbole de la grande confusion qui règne alors, le premier album loin d'être infamant d'un groupe nommé Blur est accueilli très froidement par la critique à sa sortie à l'été 1991.
Considéré comme un mélange opportuniste du son Madchester et de l'influence du shoegaze, "Leisure" fait un bon petit carton dans les charts britanniques, mais Blur n'a pas du tout les faveurs des médias, qui font la pluie et le beau temps dans ces années pré-Internet.
Pire encore, le groupe découvre qu'il est lourdement endetté à cause de la gestion financière désastreuse de son premier manager – un grand classique de l'histoire du rock. Blur est donc envoyé en tournée aux Etats-Unis par son label (Food Records) pour se refaire la cerise.
Mais les 44 concerts tournent au désastre. Quasiment inconnu dans le pays, le groupe affronte l'indifférence d'un public américain qui n'a alors d'yeux que pour le grunge. Pour ne rien arranger, les membres de Blur picolent trop et en viennent régulièrement aux mains entre eux.
La loose est d'autant plus grande que pendant cette tournée, le Royaume-Uni tombe sous le charme de la nouvelle sensation du rock britannique, Suede. Nous sommes le 25 avril 1992, et le groupe de Brett Anderson fait la couverture du très influent Melody Maker, qui le qualifie de "nouveau meilleur groupe" du pays, tout excité par ce revival très sexy du glam rock à la David Bowie.
Pour Blur, la coupe est pleine. Le groupe considère que chaque disque vendu par Suede "est un affront à la décence humaine". Damon Albarn en fait une affaire personnelle : il est en couple avec Justine Frischmann, ex-guitariste de Suede et surtout ex de Brett Anderson – qui sortait pendant une période avec les deux en même temps.
Exaspéré par le succès de Suede, Albarn jure d'enregistrer un album en forme de "vengeance publique et personnelle" pour "détrôner Brett et son groupe de crétins." La rage de Damon Albarn est aussi alimentée par l'intérêt de ses compatriotes pour le grunge, qu'il méprise au plus haut point. Il déclare ainsi au NME :
« Si le punk consistait à se débarrasser des hippies, alors je me débarrasse du grunge. (…) Les gens devraient être plus malins et faire preuve d'un peu plus d'énergie. Ils ont la même démarche que des hippies, ils sont voûtés, ils ont les cheveux gras (…) »
Albarn a le sentiment que la société britannique est en train d'être envahie par une sous-culture américaine qu'il considère comme vide. Alors que Blur est à deux doigts de se faire virer par son label, Damon Albarn est animé par un double désir de vengeance qui va engendrer l'un des meilleurs albums de la carrière du groupe.
Pendant sa tournée américaine, marquée par un profond mal du pays, il a écouté exclusivement une cassette des Kinks (et notamment Waterloo Sunset), comme pour se protéger les oreilles de la musique populaire aux Etats-Unis.
Blur ne veut plus entendre parler du grunge et de la culture baggy du Madchester : le groupe est nostalgique d'un certain âge d'or de la pop britannique racée, des Small Faces à David Bowie en passant par les Jam et bien sûr les Kinks. Des obsessions que l'on pouvait déjà entendre sur Popscene, incroyable single sorti par Blur dans l'indifférence générale en mars 1992 et qui ne figurera pas par conséquent sur "Modern Life Is Rubbish", mais qui préfigure déjà de ce que sera la Britpop.
À l'époque, l'idée de ressusciter de telles références n'enthousiasme pas du tout le label de Blur, mais le travail en studio commence sous la supervision du leader du groupe XTC, Andy Partridge. Ces premières sessions sont désastreuses, et le précédent producteur du groupe (Stephen Street) est appelé à la rescousse.
Lorsque Blur présente les enregistrements à son label, ce dernier est horrifié : il considère qu'il n'y a pas un seul single digne de ce nom sur l'album. Ordre est donné au groupe de se remettre au boulot pour y remédier (cela donnera For Tomorrow).
Bis repetita avec le label américain de Blur (SBK), qui exige à son tour que le groupe ponde un autre single (ce sera Chemical World), tout en lui demandant si possible de tout réenregistrer avec Butch Vig, le producteur à succès du "Nevermind" de Nirvana. Hors de question pour Blur, sûr de sa force et qui décide de sortir l'album en l'état.
Le groupe a bien fait de tenir bon. Dans la même veine que Popscene, Blur a patiemment construit une palanquée de morceaux superbement produits et arrangés (Star Shaped, Blue Jeans, Oily Water, Resigned…), à grand renfort de cuivres, de cordes et de chœurs.
Une ambition largement illustrée par For Tomorrow, un des meilleurs morceaux d'ouverture de l'histoire, avec ses premières paroles devenues un hymne : "He's a twentieth century boy/With his hands on the rails/Trying not to be sick again/And holding on for tomorrow".
Composée sur le piano de ses parents par un Damon Albarn bourré et déprimé le jour de Noël 1992, la mélodie de For Tomorrow est catapultée au panthéon de la pop britannique par des harmonies vocales féminines et des cordes qui tranchent complètement avec ce que le groupe a enregistré précédemment.
L'ampleur et la rapidité de la réinvention artistique de Blur sont spectaculaires. Un pas de géant qui doit aussi beaucoup aux paroles des morceaux, qui posent les bases de la Britpop. Entre les concerts foireux du groupe aux Etats-Unis, Damon Albarn a en effet écrit des morceaux qui célèbrent et moquent en même temps avec un humour typiquement anglais les joies et les malheurs de la culture britannique moyenne des banlieues.
À la manière de Ray Davies des Kinks – dont il admire le classicisme du songwriting – Albarn s'amuse à croquer ses contemporains avec une bonne dose d'ironie, tout en commençant à incarner des personnages avec sa voix (le single psyché Chemical World, le puissant Colin Zeal), comme le faisait un certain David Bowie.
Dans le mémorable single Sunday Sunday – qui mélange comme l'interlude Intermission gentil vaudeville et rock instrumental échevelé, porté par une des meilleures sections rythmiques du rock britannique, Alex James à la basse et Dave Rowntree à la batterie – Albarn chante la banalité d'un dimanche anglais en famille entre rôti et ballade dans le parc, quand ce n'est pas l'heure du thé et du bingo.
Album écrit en réaction à l'américanisation de la culture britannique, "Modern Life Is Rubbish" puise sans vergogne dans l'imaginaire collectif du pays. Outre la mythique locomotive à vapeur Mallard représentée sur la pochette, on trouve en effet à l'intérieur de l'album une peinture des membres du groupe habillés de manière traditionnelle et assis dans le métro londonien.
Cette imagerie un poil tradi se prolonge dans les photos prises pour assurer la promotion de l'album, sous-titrées "British Image" 1 et 2 et qui jouent respectivement avec les codes des skinheads et de l'aristocratie.
Signe de son obsession pour les Etats-Unis, le groupe a même d'abord envisagé d'intituler l'album "Britain versus America". Pour autant, le titre de l'album inspiré par un tag anarchiste est là pour rappeler que Blur ne fantasme pas non plus outre-mesure cette "vie moderne inepte" : Damon Albarn chante de manière blasée voire cynique un quotidien post-Thatcher, gris et caractérisé par l'ennui et un certain désarroi, soit tout le contraire de l'effet produit par les morceaux de "Modern Life Is Rubbish".
Avec cet album, Damon Albarn était déterminé à montrer au monde de quel bois il se chauffait. L'entreprise n'a été qu'à moitié réussie sur le plan commercial, l'album ne rencontrant pas le succès espéré – surtout aux Etats-Unis, cela va sans dire.
Sorti quelques semaines avant, le premier album éponyme de Suede triomphera lui en parvenant en tête des charts au Royaume-Uni. Mais ensemble, les deux groupes donnent le coup d'envoi officiel de la période Britpop.
Comme Suede et tant d'autres après eux, Blur célèbre déjà depuis 1992 l'héritage musical très riche du pays en le modernisant à la sauce indie rock, grâce notamment à l'omniprésence du jeu de Graham Coxon, guitar hero d'une rare efficacité – réécoutez le génial Advert pour vous en convaincre.
Et si "Modern Life Is Rubbish" n'est peut-être pas le meilleur album du groupe – la faute à une longueur un peu excessive –, il est son premier très grand disque, l'introduction de leur Sainte Trinité "Life" qui sera complétée par les chefs-d'œuvre "Parklife" (1994) et "The Great Escape" (1995), avec lesquels Blur connaîtra enfin le succès, avant de se renouveler entièrement quand la Britpop commencera à sentir le refermé.
Une clairvoyance que tous les grands noms de la Britpop n'auront pas, et qui rappelle qu'en plus d'avoir été un pionnier, Blur est tout simplement un des plus grands groupes britanniques des trente dernières années. Si vous en doutiez, réécoutez "Modern Life Is Rubbish", de préférence en vous resservant une tasse de thé.