Il y a 25 ans, Pulp enterrait la Britpop avec "This Is Hardcore"

Quelques mois seulement après avoir annoncé son grand retour sur scène, l'un des groupes britanniques les plus brillants des 30 dernières années vient de perdre prématurément son bassiste emblématique, Steve Mackey, mort à l'âge de 56 ans. En mars 1998, ce dernier figurait dans les crédits d'un des meilleurs albums de la carrière de Pulp : "This Is Hardcore", un disque plus jouissif que n'importe quel porno.
  • "What exactly do you do for an encore?" Cette question, présente dans les paroles de la chanson-titre de "This Is Hardcore" et utilisée par Pulp pour teaser son retour à l'automne dernier, le groupe a dû s'arracher les cheveux pour y répondre en 1996 après le succès retentissant de "Different Class".

    Sorti à la fin de l'année précédente, le cinquième album de Pulp a en effet permis à la bande à Jarvis Cocker de devenir à son tour des stars de la Britpop, à égalité avec les mastodontes qu'étaient Blur, Suede et Oasis.

    Après être resté dans un anonymat relatif pendant quasiment quinze ans, le groupe de Sheffield avait certes déjà commencé à changer de dimension en signant sur le mythique label Island Records en 1992, sur lequel était sorti rapidement un premier très grand album, "His 'n' Hers" (1994).

    Mais "Different Class" porte bien son nom : Jarvis Cocker réalise son rêve d'enfance de passer dans l'émission Top of the Pops et devient une rockstar, une vraie, adulée par toute la jeunesse d'un pays qui craque pour son humour ravageur et son physique charmeur de grand dandy dégingandé.

    Il peut se permettre des folies – comme monter sur scène sans autorisation pendant un show de Michael Jackson aux Brit Awards en 1996 – et comme tant d'autres avant lui, il est consumé par tous les excès de la célébrité et traqué par les fans comme par les tabloïds, au point d'effrayer sa célèbre copine de l'époque, la it girl Chloë Sevigny.

    Accro à la cocaïne, le leader de Pulp se réveille de cette période mouvementée avec une sérieuse gueule de bois vis-à-vis du succès si longtemps convoité, mais aussi de la Britpop, une étiquette qui a toujours été beaucoup trop restrictive pour son groupe.

    Comme beaucoup de grands artistes avant et après lui, Cocker fait donc le choix conscient ou non de la difficulté pour l'album suivant, qui va comme l'album éponyme de Blur (1997) sonner le glas du mouvement dans lequel Oasis reste alors embourbé.

    Le grand public a envie de danser sur des tubes malins qui pulsent comme Disco 2000 et Common People ? Pulp va lui donner tout le contraire, avec un album très orchestré et lourdement influencé par le courant arty du glam rock qui faisait fureur au Royaume-Uni au début des années 1970, en particulier David Bowie et Roxy Music.

    Pulp renouvelle d'ailleurs sa confiance au légendaire producteur Chris Thomas, déjà à l'œuvre sur le miracle "Different Class", et qui fut aux manettes sur les albums de tant de légendes de la pop britannique, de Pink Floyd sur "The Dark Side of the Moon" aux classiques de Roxy Music donc.

    Sous sa houlette, Pulp met plus d'un an à enregistrer le successeur de "Different Class", car la pression ressentie par les membres crée des tensions. Mécontent de la direction prise par le groupe, le guitariste historique Russell Senior claque la porte parce qu'il pense que Jarvis Cocker est devenu fou en décidant que le premier single du futur album serait une chanson sur… les personnes âgées. En 1997, il y a certaines règles à respecter quand on est une rockstar, et ne jamais parler de son vieillissement en fait partie.

    Sauf que Jarvis Cocker n'est pas une rockstar comme les autres. Avec "Help the Aged", il envoie non seulement bouler ce vieux principe stupide, mais il sort surtout un de ses meilleurs morceaux.

    Marquées par l'humour pince-sans-rire et l'autodérision qui le caractérisent, les paroles nous invitent très sérieusement à réfléchir à notre propre mortalité et à respecter un peu plus celles et ceux qui ont été jeunes comme nous ("buvant, fumant des cigarettes et sniffant de la colle") et qui sont vieux comme nous le serons peut-être un jour.

    Mais on ne peut pas comprendre ce premier single et l'ensemble de l'album sans avoir à l'esprit que Jarvis Cocker avait 34 ans à l'époque de la composition et semblait traverser une petite crise de la trentaine.

    La forte dimension sociale de "Different Class" est donc mise un peu en sourdine, et si "This Is Hardcore" évoque autant le sexe que les albums précédents de Pulp, c'est pour en raconter la face sombre. Tout le disque ou presque est d'ailleurs traversé par cette thématique, souvent associée à la pornographie. Cela commence bien sûr par le titre de l'album – le porno dit hardcore d'aujourd'hui était encore assez nouveau en 1998 – et surtout sa pochette on ne peut plus sulfureuse.

    À l'époque, un groupe comme Pulp pouvait s'offrir les services de Peter Saville (le designer de Factory Records) et du peintre américain John Currin, connu justement pour ses œuvres clivantes sur le corps féminin.

    La photo d'une mannequin qui contrairement à la légende n'est pas Ksenia Sobchak – LA it girl russe de l'époque, aujourd'hui opposante de Vladimir Poutine – a ainsi eu droit à un petit coup de filtre Photoshop pour donner un léger effet de flou qui crée un effet peinture proche de la vallée de l'étrange et des poupées robots hyperréalistes d'aujourd'hui.

    Inutile de préciser qu'en 1998 déjà, cette posture explicite d'une femme dénudée déclencha quelques réactions outrées : outre les tags militants de rigueur sur les pubs collées dans le métro, le quotidien The Independent écrit que "cette femme semble avoir été violée", et d'autres se demandent même si son expression faciale et sa bouche ouverte n'indiquent pas qu'elle est carrément morte.

    C'est en tout cas une excellente façon d'entrer dans cet album qui est incontestablement très critique de l'objectification du corps des femmes et du sort qui est réservé aux actrices dans l'industrie du porno. Jarvis Cocker ne s'est jamais caché de son mélange de fascination et de révulsion vis-à-vis de cette industrie qui broie les femmes, et qu'il relie dans "This Is Hardcore" à la façon dont l'industrie du divertissement écrase certaines célébrités.

    C'est ce qui donne peut-être le morceau le plus épique de toute la carrière de Pulp, ce titre éponyme qui nous embarque dans une vision malsaine et cauchemardesque du porno, sublimée par les arrangements de cordes grandioses d'Anne Dudley, après avoir commencé par une petite mélodie de piano toute douce, comme "Help The Aged".

    Ces deux premiers singles avaient donné le ton de l'album à l'époque : sur "This Is Hardcore", Jarvis Cocker ne chante pas la bande-son de la Cool Britannia du nouveau Premier ministre travailliste de l'époque, Tony Blair, qui tente de récupérer la Britpop.

    La tonalité des paroles est sombre, déprimante et parfois sale. Sans trop se départir de son sens de l'humour, le leader de Pulp évoque l'abandon de son père dans A Little Soul, la bêtise du virilisme dans I'm a Man, la rupture amoureuse dans TV Movie, l'impasse de l'hédonisme dans Party Hard ou la toxicomanie, la dépression et l'anxiété dans la très belle intro de The Fear

    Bref, en tant que parolier et que chanteur, il n'a jamais été aussi en forme. Mais les compositions impressionnent tout autant : plusieurs morceaux s'affranchissent des canons pop et se transforment en longues odyssées (l'album dure près de 70 minutes, une folie), où le souvenir de la Britpop est souvent assez loin.

    On entend un hommage à la période berlinoise de Bowie (Party Hard), à Barry White (Seductive Barry), à Smokey Robinson (A Little Soul) et des morceaux de bravoure de pop orchestrale qui tourbillonnent occasionnellement comme du drone noisy menaçant (The Fear).

    On comprend mieux pourquoi même si "This Is Hardcore" a été numéro un des ventes à sa sortie au Royaume-Uni, il ne s'est jamais vendu autant que "Different Class". En 1998, les nouveaux fans de Pulp et les adeptes de la Britpop mourante n'avaient pas spécialement envie de se confronter aux bas-fonds de la psyché torturée de Jarvis Cocker et à ses réflexions très crues sur le caractère hardcore de la vie.

    Il serait un peu exagéré de qualifier cet album de suicide commercial, mais trois ans après "This Is Hardcore", le groupe sortira un dernier disque magnifiquement déroutant avec "We Love Life", avant de se séparer en 2002 et de revenir donc cette année pour une tournée. "What exactly do you do for an encore" demandait Pulp en l'annonçant ? On répond "This Is Hardcore", évidemment.

    Le documentaire Pulp, a Film about Life, Death & Supermarkets est visible sur Ciné+, et disponible avec CANAL+.

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