Les rappeurs français vont-ils enfin lever le tabou sur les plumes de l'ombre ?

Les liens entre le rap et la variété française ne sont plus à prouver. De plus en plus, les rappeurs prêtent leur plume à des chanteuses et chanteurs sans se cacher. Ce business est florissant et s’applique parfois entre artistes d’un même genre, comme certains rappeurs l’ont laissé comprendre. Si cette pratique, le « Ghostwriting », est encore plutôt taboue, ce dernier est en train de s’estomper.
  • Le « ghostwriting », si on le traduit littéralement, veut dire « écrivain fantôme ». Il s’agit de l’équivalent de ce que l’on appelle la pratique du « nègre » dans la littérature. En suivant cette logique, on ne devrait donc pas savoir — de la part des deux parties —, qui a fait quoi pour qui. L’auteur présumé de la chanson tout comme l’auteur réel devraient garder cet échange pour eux. Si dans l’absolu il n’y a aucun mal à faire appel à un autre talent pour compléter le sien, dans le rap et l'inconscient collectif, la coutume voudrait que les MCs écrivent leurs textes.

    Aux États-Unis, les artistes n’ont aucun souci avec cette pratique. En France, ce n’est pas tout à fait le même son de cloche, mais les lignes bougent. Dans un récent épisode du Code, le rappeur Veerus (un proche de Freeze Corleone), lui aussi ghostwriter, (re)mettait justement ce sujet sur la table : « ce truc d’écrire pour les gens est venu naturellement […]. L’ombre ne me dérange pas, et j’écris des textes vraiment super différents : des choses plus pop à du rap hardcore. Car il y a beaucoup de ghostwriting dans le rap français. » Sans bien sûr donner aucun nom, l’auteur de « Post Scriptum » voit cette tendance comme un phénomène qui « pousse cette culture vers le haut ».

    Avant d’arriver à cette réflexion, cette idée qu’un rappeur puisse écrire pour un collègue n’était pas du tout vue de la sorte. Dans une autre émission datant de 2018, La Sauce, qui était diffusée sur le média OKLM, Driver, 30 ans de rap français dans les pattes, expliquait : « la définition du rap, c’est que tu écris ta vie […]. Si tu ne faisais pas ça, tu n’étais pas considéré comme un bon. Alors d’avoir carrément quelqu’un qui écrit pour toi : scandale ! » Avec cet exemple, c’est le côté authentique de cette musique qui est mis en avant. Pour autant, cette pratique est presque aussi ancienne que le rap. Les acteurs de ce milieu ont souvent fait appel à leurs paires, à l’image de Driver, qui avait notamment écrit le Sarcelles de Stomy Bugsy en 2007. Une initiative d’abord secrète, qui ne l’est pas restée longtemps. À titre d’exemple, Lino d’Ärsenik avait lui écrit pour Diam’s.

    Toujours dans cette émission, Driver concluait : « en tout cas, je pense que la meilleure époque pour le ghostwriting, c’est maintenant. Les gens sont plus ouverts, et les choses qui étaient interdites il y a 20 ans ne le sont plus. Donc, avoir un gars de l’ombre, c’est une bonne initiative… et beaucoup en ont besoin ! » Le rap a changé, et comme Driver le remarque, sa pratique a elle aussi évoluée. Ainsi, les ghostwriters sont peu à peu sortis de l’ombre, sans que l’on sache toujours pour qui ils écrivaient. Mais parfois, ces « écrivains fantômes » et les artistes pour qui ils ont composé ont été identifiés : c’est notamment le cas de Shay, qui a été aidé par son frère Le Motif

    En suivant cette logique, ce secret de polichinelle s’est doucement ébruité. H Magnum, réputé pour ses collaborations hors « urbain » avec Kendji Girac, Fally Ipupa ou encore Florent Pagny, a lui aussi avoué être un ghostwriter. Lors d’une interview qu’il accordait à un média rap, celui qui a aussi écrit pour Gims expliquait : « Sur le dernier Gims, j’ai bossé sur la quasi-totalité des sons de l’album […]. Quand on taffe ensemble c’est naturel. J’ai toujours fait ça depuis Sexion d’Assaut. C’est seulement après que c’est devenu un boulot […]. Pour l’instant les mecs de la street, c’est un peu dommage, mais ils n’arrivent pas souvent à assumer. » Si certains acteurs du milieu décident de passer le cap et considèrent cela comme une bonne chose, d’autres ne le voient pas du tout du même œil — comme on peut le lire dans certains commentaires, ou en écoutant les discours de quelques puristes.

    Finalement, et toujours dans l’article cité précédemment, le rappeur Lino mentionné plus haut, termine en avouant : « Ce ne serait pas une perte qu’on se dirige vers plus de ghostwriting. Au final, c’est notre musique qui gagne, tant qu’on a de bons morceaux. Le reste, c’est que de la politique. » La vraie différence avec l’époque, c’est qu’aujourd’hui, les discussions autour de cette pratique de ghostwriting se sont totalement libérées. Il y a 20 ans en arrière, laisser penser avoir un « écrivain fantôme » n’était absolument pas envisageable. Maintenant, dans l’ombre des studios, certaines de ces plumes sont même ultra-plébiscitées.