Les années 90 ont-elles été le dernier grand moment du rock ?

Dans cette industrie de la nostalgie qu’est la nôtre, les années 90 ont une place à part : période à la fois proche et révolue, elle représente un moment de créativité fort avec des albums passés à la postérité. Mais... il ne faut pas trop s’y accrocher non plus.
  • Faut-il vraiment regretter le rock des années 90 ? Non seulement la décennie est marquée par de nombreux classiques, mais aussi par un bouillonnement de genres nouveaux. Rien qu'en 1991, « Nevermind » définit à lui seul le grunge, « Loveless » fait de même avec le shoegaze, le funk rock de Red Hot Chili Peppers arrive enfin à maturité avec « Blood Sugar Sex Magic ». Même le post rock connaît ses prémices en ces années là, avec le culte « Spiderland » de Slint. Les années suivantes ne sont pas en reste, avec l’arrivée fracassante de Rage Against The Machine, Nine Inch Nails ou Radiohead. Cette effervescence touche aussi la France, avec des groupes comme Noir Désir ou Louise Attaque (qu'on les aime ou qu'on les déteste).

    D’une certaine manière, c’est Oasis qui boucle ce moment créatif avec « What’s The Story (Morning Glory) » en 1995. En imposant un rock plus classique, les frères Gallagher une forme de retour aux sources. Paradoxalement, en créant un classique, ils sont devenus l’aboutissement d’un mouvement créatif. La deuxième moitié de la décennie est ainsi bien plus marquée par l’avènement d’autres styles musicaux, bien que parfois proches du rock : la musique électronique, avec The Prodigy, Daft Punk ou Massive Attack, mais aussi le rap de Snoop Dogg ou Dr. Dre.

    Certes, à cette avalanche de classiques, on pourrait rétorquer que la décennie a aussi connu son lot de mauvaises musiques. Comme toujours. Mais force est de constater que cette époque marque un âge d’or pour le rock indépendant. Face à une industrie musicale puissante, les indés ont su incarner une réaction. Le déclin de la première avec la crise du disque des années 2000 semble avoir entraîné un affaiblissement des seconds. Aujourd’hui, le terme même d’indépendant semble avoir perdu son sens, tant la frontière avec les majors est devenue floue. Le streaming a relancé l’industrie, mais aussi rebattu les cartes. Bien plus frileuses, les majors ne cherchent plus à tout miser sur un artiste, et notre époque est marquée par une offre gigantesque, venue de partout.

    Pour autant, faut-il vraiment regretter cette évolution ? Les années 1990 sont aussi une période marquée par une certaine désillusion. Historiquement, elle est délimitée par deux chutes lourdes de sens : celle du mur de Berlin d’un côté (1989), et des Tours jumelles de l’autre (2001). En résulte une ambiance parfois pesante, presque de fin du monde. Tous les repères étaient bousculés, et la musique était également le reflet de cette mutation, frappée de désenchantement.

    Peut-être regrettons-nous justement cette forme de naïveté qui restait encore acceptable. Dans ce moment de fin du communisme, et d’un capitalisme roi, l’émergence du milieu indépendant représentait aussi une forme de résistance, un refus de la marchandisation de toute forme d’art. Mais avec le recul, la décennie 90 est surtout celle de la désillusion et de la résignation. La force du milieu indépendant était surtout illusoire.

    Et puis cette contre-culture indépendante que représentait le rock avait aussi sa part sombre. Récemment, c’est Steve Albini, incarnation parfaite de cet esprit de l’époque, et producteur pour Nirvana ou les Pixies, qui l’a reconnu. Revenant sur certaines de ses provocations de l’époque, « vraiment terribles et réalisées avec une position d’ignorant privilégié ». Il revient sur l’état d’esprit de l’époque, dans son milieu : « Nous pensions que les batailles pour l’inclusivité et l’égalité étaient gagnées […] et que le choc, le sarcasme et l’ironie ne blesseraient personne ». Pour lui, la liberté de ton de l’époque ne permettait pas de réaliser que les privilèges et oppressions étaient encore bien réels.

    Ce mea culpa peut nous aider à ne pas idéaliser cette époque au final très sombre. En se focalisant sur la nostalgie de cette époque, et à guetter une nouvelle reformation d’un groupe de l’époque, on pourrait vite louper l’arrivée des newcomers. Car si les années 2010 ont été difficiles pour le rock, ces dernières années semblent incarner une renaissance. Si l'on attend encore l’arrivée d’un classique novateur aussi fort que ceux qui se sont enchaînés il y a 30 ans, il n’empêche que de jeunes groupes passionnants ne cessent d’émerger. Si la perte de repères des années 90 a pu favoriser l’apparition de tant de classiques, nul doute que notre période troublée pourra en susciter au moins quelques uns. Et tenter de briser enfin cette boucle de la nostalgie.