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Les révolutions se font dans le bruit. Et nul doute que l’année 1991 est révolutionnaire pour le rock : que ce soit « Nevermind », « Blood Sugar Sex Magic » des Red Hot Chili Peppers, « Screamadelica » de Primal Scream, « Spiderland » de Slint, ou « Blue Lines » de Massive Attack, la liste est longue d’albums majeurs sortis cette année. Mais il en est un qui les ferait tous passer pour du soft rock conservateur : « Loveless » de My Bloody Valentine. Un disque qui revenait enfin sur les plateformes de streaming en mars dernier, grâce à une signature avec Domino Records, entraînant ainsi une multitude de rééditions.
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— my bloody valentine (@MBVofficial) November 4, 2021
Ces dernières permettent de saisir le chemin parcouru. En 1988, le quartet anglo-irlandais publie son premier album, après plusieurs années de galères, de changements de line-up et de maisons de disques. C’est finalement Creation Records, légende des indés des 90’s (The Jesus And Mary Chain, Primal Scream, Slowdive, et plus tard Oasis) qui accueille un premier essai, au final assez classique. Dès février 1989, la bande, menée par Kevin Shields, s’attelle à la suite. Sans savoir que l’enregistrement du disque va durer deux ans.
De nombreuses légendes existent sur cette longue aventure. MBV seraient allés dans pas moins de 19 studios, épuisant 16 ingénieurs du son. Creation Records aurait fini en quasi banqueroute, les forçant à négocier un accord avec Sony pour survivre. Le temps entre deux sessions était parfois si long que Shields en oubliait quel accordage il avait utilisé. Le morceau To Here Knows When, en particulier, a demandé à lui seul des mois d’expérimentations. Autant d’histoires révélatrices d’une chose : la maniaquerie de Shields. « J’ai porté cet album dans ma tête, exactement tel qu’il devait être, pendant des mois. Le problème, ça a été de le coucher sur bandes... » raconte-t-il plus tard. Chaque son entendu, même perdu dans cet immense magma sonore, devait être ajouté. Pour Laurence Verfaillie, attachée de presse du groupe à l’époque : « Il était incapable d’expliquer concrètement ce qu’il entendait dans sa tête. Ça le rendait fou de frustration. »
Mais ce qui explique aussi les retard, ce sont les problèmes d’argent tant chez le label que les artistes. Les musiciens vont de squat en squat et finissent même un temps à la rue. Et Creation n’a pas les moyens de louer un studio pour une durée qui puisse satisfaire le groupe. Car pour ce projet, le studio est un élément essentiel de la création, et ne peut être investi que pour répéter ce qui a été répété ailleurs, comme c’était habituellement le cas. La facture a ainsi largement dépassé ce qu’Alan McGee, fondateur du label, attendait. Plus tard, il admettra que « c’était le prix à payer pour une musique qui n’existait pas encore, le prix à payer pour une révolution ».
Cette quête d’expérimentation n’est bien sûr pas dénuée d’influences. Certaines sont manifestes, comme The Jesus And Mary Chain, ou Sonic Youth, ou même les Beach Boys ; d’autres le sont moins, comme Public Enemy, et leur travail de sampling. Mais malgré tout, une fois « Loveless » enfin achevé, il fixe un nouveau standard. « Nevermind » a donné le ton des années 1990 ; My Bloody Valentine en donne le son. Sa rencontre de sonorités saturées à l’extrême sur une base très mélodique (« pur son et pure mélodie » comme le résume Shields) va faire de nombreux émules. Malgré son côté parfois vaporeux, le disque aligne de vrais riffs (comme I Only Said, immédiatement identifiable) et une énergie parfois très garage. Les harmonies vocales de Shields et Bilinda Butcher (co-autrice de plusieurs titres), toujours à la limite de l’audible, viennent renforcer cet univers de rêve lucide, aux aguets. Brian Eno a même dit du titre de clôture, Soon, qu’il établissait un « nouveau standard » dans la musique pop. Le maître a parlé.
La densité folle de "Loveless" a pu dérouter certains journalistes, habitués à juger des mélodies, des chansons. Du côté des Inrockuptibles, Arnaud Viviant avait bien saisi ce qu’il se passait : « Ils jouent des ‘ondes’, c’est-à-dire avec des déformations, des ébranlements, des vibrations du son. La musicalité de l’ensemble tient alors aux élongations, à la direction de la propagation, à l’amplitude, à l’ondulation, à la diffraction, à la résonance, à la crête de ces ondes. »
Mesurer l’impact du disque serait impossible. S’il a instantanémant défini le genre du shoegaze (terme que Shields déteste), il a influencé tous les groupes de rock un minimum aventureux des 90’s. Radiohead, Smashing Pumpkins, Garbage, Deftones, Nine Inch Nails, Mogwai et bien d’autres ; même U2 l’ont reconnu. Encore récemment, des groupes comme Ringo Deathstarr continuent de s’inspirer de cet équilibre entre bruit et mélodie. Mais surtout, chacun de ces groupes en a influencés d’autres, faisant de "Loveless" le point de départ d’une révolution discrète, et pourtant si bruyante.
Un album immense, donc, trop grand même pour ses créateurs. Après sa sortie, tout le monde est épuisé, et les relations entre les musiciens en ont pâti. Shields, lui, est totalement vidé créativement. McGee, ne voulant plus revivre cette épreuve, rompt son contrat avec le groupe. Ces derniers signent chez le géant Island, engloutissant toute leur avance dans la construction de leur propre studio. Mais l’inspiration n’est pas là : le batteur et fondateur Colm O'Ciosoig et la bassiste Debbie Googe partent en 1995, suivis par Butcher en 1997. Entraînant l'arrêt du groupe.
Quelques morcaux ont été enregistrés entre temps, mais pour Shields « c’était mort. Il n’y avait pas d’âme, de vie, dedans ». La formation se réunit finalement en 2006, et là encore, le travail est long, puisque le troisième album du groupe ne sort qu’en 2013, dans une époque qui n’est plus du tout la même. Qu’importe, My Bloody Valentine a déjà produit une révolution, que faut-il attendre de plus ? Un quatrième album est en cours. Mais on a bien compris qu’il ne fallait pas être pressé.