2022 M04 20
Un bon producteur musical est quelqu’un qui construit des ponts inattendus. Ahmet Ertegün n’a fait que ça de sa vie. De Ray Charles à Led Zeppelin, de John Coltrane à Phil Collins. Son label Atlantic, qu’il a fondé en 1947 et dirigé jusqu’à sa mort en 2006, possède l’un des plus riches catalogues de rhythm’n’blues, soul, jazz et bien sûr rock. En 1998, de son appartement parisien, il expliquait à Libération : “Atlantic se distinguait par ses voix, et, pour y arriver, nous avons fait des alliances plutôt dingues: Turcs, juifs, noirs, rednecks, la forêt humaine à l'état brut, dans un bureau merdique de New York.”
Grâce au flair d’Ertegün, et de son frère Nesuhi, Atlantic a su bousculer l’hégémonie des majors. Son but, comme il le dit au Monde : "entendre les musiques que d'autres compagnies ne diffusent pas ou mal". C’est qu’Ahmet a su tisser un lien entre la sophistication new-yorkaise et l’authenticité du Sud des États-Unis, où il voyage beaucoup. C’est lui qui songe à envoyer ses musiciens soul à enregistrer dans le Sud, notamment aux studios FAME. Rapidement, il comprend l’émergence du rock’n’roll, et s’en passionne. Premier à découvrir Ray Charles, il le pousse vers un style plus dynamique, et lui écrit même le morceau Mess Around. Le poussant au carrefour de styles qui fera son succès.
Après le rachat du label par Warner en 1967, les activités se diversifient. À la pointe sur le jazz (Coltrane, Mingus…), la soul (Aretha Franklin, le label Stax) et le rhythm’n’blues, Atlantic va bousculer le rock. Et sa première signature n’est pas des moindres : des jeunes Led Zeppelin, dont Ertegün comprend immédiatement la portée. Il dresse ainsi un pont entre les États-Unis et l’Angleterre, amenant au rock sa culture soul et jazz. Plant se souvient ainsi : “Ahmet était un génie qui a travaillé avec les plus grandes voix mais ne savait pas chanter. Mais il me donnait des conseils. [...] Personne ne m’a appris à chanter”. L’impact du producteur sur le groupe est si important qu’il est à l’origine de pas moins de deux reformations de Led Zeppelin. En 1988, d’abord, pour un concert marathon de 12 heures pour l'anniversaire du label. Puis en 2007, lors d’un concert rendu en son hommage, un an après sa mort des suites d'une chute lors d'un concert... des Stones.
De ce pont construit pendant cinq décennie arriveront des tonnes d’autres musiciens. De Genesis et Phil Collins à Yes, Cream, AC/DC et même, le temps d’une poignée d’albums, les mêmes Rolling Stones. C’est ce que fut Atlantic : un pont sur l’océan. Et même la France en profitera, avec France Gall et surtout un Michel Polnareff au plus bas, qui remonte la pente après son départ aux Etats-Unis grâce au flair d’Ertegün sur l'album "Fame à la mode". Sa passion lui aura tout du long permis d’être à la croisée des genres. Ainsi, il a pu faire bénéficier au rock de l’héritage de la soul et du jazz. C’est ce qu’on appelle être un passeur.