Viva Las Vegas : une histoire de la musique dans la ville du péché

Depuis sa fondation par des mormons, Sin City a connu bien des mutations. Celle qui a longtemps été la capitale du jeu et de la prostitution est aujourd’hui devenue la place forte du divertissement grand public, et ses célèbres résidences n’y sont pas étrangères. À l’occasion du retour événement du Grand Prix de Formule 1 de Las Vegas ce dimanche sur CANAL+, voici l’histoire musicale d’une ville évoquant autant Céline Dion et Elvis Presley que les casinos.
  • Cela ne surprendra personne : si la musique a fait son apparition à Vegas, c’est exclusivement pour des raisons financières. Dans les années 1940, la ville est en pleine expansion : des hôtels-casinos de plus en plus imposants commencent à être construits – c’est la naissance du mythique Strip – et leurs propriétaires ont compris que pour attirer toujours plus de joueurs à plumer, il faut leur proposer d’autres activités que les casinos.

    C’est ainsi que les premières stars sont invitées à se produire soir après soir à Las Vegas, même si à l’époque, personne ne parle encore de résidences. Le premier artiste qui en profite pleinement est Liberace, qui devient la star locale avec ses shows et ses tenues complètement extravagantes – voir le film remarquable de Steven Soderbergh à son sujet, Ma vie avec Liberace (2013).

    Son succès est tel qu’il empoche des sommes considérables – 300 000 dollars par semaine jusque dans les années 1980 –, mais à l’époque, l’industrie des casinos se fiche complètement de la rentabilité de ces concerts, puisque ce sont évidemment les jeux de hasard qui font tourner la boutique.

    Quelques années plus tard – en 1960, lors du tournage du film Ocean’s 11 original –, Frank Sinatra et son célèbre « Rat Pack » constitué de Dean Martin, Joey Bishop, Peter Lawford et Sammy Davis Jr. installent l’imaginaire de la résidence traditionnelle à Vegas.

    Il s’agit de chanter chaque soir les mêmes tubes devant un public constitué alors surtout de personnes âgées – longtemps exclusivement blanches en raison de la ségrégation raciale – en train de manger ou de siroter des cocktails dans une ambiance intimiste et cosy où l’on attend des crooners qu’ils envoient quelques vannes et racontent des anecdotes entre les morceaux.

    Le jeune Elvis Presley s’y cassera les dents en 1956, atterré de faire bailler de vieux croulants conservateurs qui ne comprennent rien à la révolution musicale qu’il s’apprête à faire déferler.

    À l’époque, Las Vegas n’a pas besoin de lui : les hôtels-casinos se bousculent tous pour attirer à prix d’or des stars confirmées comme Wayne Newton et Louis Prima, mais aussi des Français comme Maurice Chevalier et Edith Piaf, même si la star absolue de cet âge d’or reste Sinatra, puisqu’il jouera dans la ville pendant plus de quatre décennies, jusqu’à l’aube de sa mort au milieu des années 1990.

    Mais à partir de 1969, le Roi revient réclamer son trône : après avoir réalisé un retour tonitruant l’année précédente avec le ’68 Comeback Special diffusé sur NBC, il donne une série de concerts légendaires à l’International Hotel, où il est au meilleur de sa forme.

    C’est aussi son chant du cygne : rattrapé comme toujours comme par l’insatiable Colonel Parker, il se retrouve contraint de jouer pas moins de 837 concerts à Vegas jusqu’en 1976, où il devient l’ombre de lui-même artistiquement et où sa santé décline progressivement jusqu’à sa mort en 1977.

    Cet événement coïncide avec le début de la période la plus triste pour les résidences à Las Vegas. La ville devient alors officiellement le repère des artistes sur le déclin – comme Rod Stewart, Tom Jones, Barry Manilow ou Cher –, qui viennent cachetonner – parfois pour de maigres sommes – devant un public clairsemé qui déserte Vegas.

    Malgré ses 42 ans de carrière à Vegas, Tom Jones finira par être dégoûté de jouer tous les soirs le même répertoire comme un crooner figé dans le formol, et Cher a aussi résumé brutalement cette expérience :

    « Ils n’ont pas le droit de se lever – et ils sont très, très vieux. Parfois ils avaient des déambulateurs, et parfois ils avaient des masques à oxygène. Il m'a fallu beaucoup de temps pour réaliser que c'était peut-être le dernier concert qu'ils verraient. »

    Autant dire qu’à la mort de Sinatra en 1998, les résidences à Vegas n’ont plus la cote. Mais une artiste va tout changer. En 2002, Céline Dion et René Angélil ont une idée un peu folle : ils imaginent un énorme show inspiré du Cirque du Soleil, du genre impossible à envoyer en tournée. La solution ? Un Colosseum à 95 millions de dollars construit spécialement pour eux par le Caesars Palace, qui accepte de recevoir Céline Dion en résidence pendant plusieurs années.

    De 2003 à 2007, elle monte sur scène jusqu’à cinq jours par semaine pour des centaines de concerts qui rapporteront des centaines de millions de dollars – elle remettra ça entre 2011 et 2019. C’est un choc majeur pour l’industrie.

    Non seulement elle fait taire les sceptiques – c’est la résidence la plus rentable de l’histoire –, mais elle révolutionne l’industrie du live à Vegas. C’est en effet la première fois qu’une artiste au sommet de sa gloire – elle est encore auréolée du succès de la musique de "Titanic" – décide de s’installer en résidence dans la ville, et c’est avec elle que l’on commence vraiment à utiliser ce mot.

    Les artistes les plus populaires du monde prennent alors conscience des avantages potentiels à l’imiter. Certes, les concerts sont donnés dans des salles relativement modestes par rapport à celles des tournées traditionnelles, mais ce manque à gagner est largement compensé par des coûts beaucoup plus faibles (ni transport, ni logistique ni hôtellerie).

    Le public est ravi de voir de beaucoup plus près les artistes, et ces derniers peuvent rester sur place avec leur famille au lieu de la quitter pendant plusieurs mois pour voyager de pays en pays. Bien sûr, il y a aussi beaucoup d’argent à gagner, mais au-delà de cet aspect et du confort, les artistes ont compris avec Céline Dion que les résidences pouvaient désormais être une preuve de succès et non de ringardise dans une carrière, et cela change tout.

    Dans son sillage, tous les genres musicaux s’engouffrent dans la brèche des résidences : les artistes electro et les DJ (Calvin Harris, Diplo, Tiesto, deadmau5, David Guetta…) débarquent dès la fin des années 2000, et ils sont rapidement suivis par une ribambelle de stars de la pop (Britney Spears, Jennifer Lopez, Lady Gaga, Adele, Katy Perry, Mariah Carey, Gwen Stefani) et des légendes du rock comme Aerosmith, Elton John, Guns N’ Roses et Mötley Crüe.

    Même le rap s’y met, puisque l’on a vu arriver récemment en résidence à Vegas des artistes comme Drake et Cardi B, ultime signe que la moyenne d’âge du public est en train de s’effondrer.

    En seulement deux décennies, la résidence à Las Vegas est ainsi passée de maison de retraite kitsch à rendez-vous aussi prestigieux qu’incontournable dans la carrière des plus grands noms, et ce changement majeur accompagne une révolution plus profonde.

    Désormais, les casinos sont éclipsés par les divertissements comme les concerts, qui font venir spécialement à Vegas un public de jeunes fans qui n’a a priori aucune intention de se ruiner à la roulette. De ville du péché, Las Vegas est ainsi devenue la capitale mondiale du divertissement, et elle le doit en grande partie à Céline Dion.

    Dernière preuve en date ? L’inauguration par U2 à Vegas d’une salle sphérique complètement délirante à 2,3 milliards de dollars, qui accueille actuellement le groupe irlandais en résidence pour des concerts aussi spectaculaires qu’onéreux et énergivores.

    Cet événement qui a fait le tour du monde marque sans doute le début d’une nouvelle ère, et il laisse penser que les pages les plus glorieuses de la musique à Las Vegas seront écrites dans les prochaines années.

    En attendant, on pourra déjà observer la Sphère de près pendant le Grand Prix de Las Vegas, puisque les monoplaces passeront juste à côté sur le tracé. Comme dirait Pierre Niney dans Le Flambeau : hasard de dingue.

    Crédit photo : L'Amour en quatrième vitesse / MGM

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