2023 M03 3
Si l'histoire du rock nous a bien appris quelque chose, c'est qu'il n'y a pas une seule façon de devenir un grand groupe - au sens populaire, du moins. Demandez à 100 personnes un avis sur la question, chacun apportera avec lui sa propre moisson de réflexions. Faut-il être transformiste comme Queen ou jusqu'au-boutiste d'un style à la Smiths ? Mystérieux à la façon de Joy Division ou punk tels les Sex Pistols ? Chaque formation a accédé à la notoriété pour différentes raisons, sans respecter nécessairement un cahier des charges. Et c'est tant mieux.
Du côté de U2, en revanche, la sortie de « War » le 28 février 1983 marque un tournant, une certaine forme de concession : il ne s'agit plus pour les Irlandais de surfer sur une vague new wave, de collaborer avec Martin Hannett ou d’effectuer quelques écarts vers le dub, mais bien de créer pour la première fois un album capable de leur ouvrir les portes du continent américain.
Pour parvenir à leurs fins, Bono et ses acolytes ont finalement opté pour la meilleure des options : assumer ce qu'ils sont, des irlandais et des fans de rhythm'n'blues. Là où « Boy » et « October » jouaient la carte de la sophistication dans l'idée de plaire à une génération d’ados en parkas noirs, le regard rivé vers le sol par peur de regarder l'avenir droit dans les yeux, « War » fait dans la simplicité, qui consiste alors à faire résonner chaque mélodie, sans gimmicks de production ni concept intello foireux. Résultat, ce troisième album gagne en épaisseur, en immédiateté et en puissance.
En exemple, citons Like A Song…, où tout est organique, où la voix de Bono témoigne d’un certain souffle, où la batterie fait des merveilles, comme dans ces albums d’Echo & The Bunnymen et New Order que le grand public ne prend malheureusement pas la peine d’écouter.
Le plus fou, c'est que « War » aurait pu ne jamais voir le jour : en 1982, déçus par les critiques envers « October », sous la menace d'une fin de contrat avec Island Records, les 4 garçons songent à tout plaquer. Au diable le rock, il est temps de trouver un vrai job et quitter pour de bon le foyer familial ? Au printemps, deux évènements vont encourager le groupe à ne pas se résigner à un tel destin, si terne, si ordinaire : une tournée en Amérique en première partie du J. Geils Band, ainsi qu'un soutien infaillible de la part du public irlandais.
Hasard ou non, Drowing Man et Sunday Bloody Sunday multiplient les clins d’œil à leur patrie d’origine, ne serait-ce qu’à travers l’utilisation de ce violon, finalement moins folklorique que flamboyant. Ça ne plaît pas à tout le monde - « War est un exemple de plus de l'impotence et de la perte de vitesse du rock en tant que genre musical », dixit le NME -, Two Hearts Beat As One et Red Light ne sont pas dénués d’effets pyrotechniques, mais force est de constater que ce troisième album en impose. Surtout au sein d'une époque où les diatribes politiques de Bono auront mine de rien leur importance dans un combat anti-Thatcher. Surtout quand on sait que « War » permet à U2 d'atteindre pour la première fois le sommet des charts au Royaume-Uni, et de faire son entrée dans le Top 20 US.
« On s’était laissé dériver et il était temps de revenir aux raisons fondamentales pour lesquelles on avait formé le groupe. On était résolu à ce que l’album soit plus énergique et frappe plus fort », confiait The Edge, conscient que « War » fait basculer U2 dans une nouvelle dimension : celle de ces groupes qui conjuguent soudainement le doux privilège d'être à la fois les plus détestés du milieu indé et les plus aimés du grand public.