Avec "ERRR", La Fève est prêt à casser les dents du rap français

Il n’a fallu que 39 minutes en solo pour que le jeune artiste du Val-de-Marne mette tout le monde d'accord avec un rap qui regarde ailleurs.
  • Flashback : en 2001, une scène dite alternative émerge grâce à une flopée d’artistes qui, bien que biberonnés à la culture hip-hop, empruntent leurs codes à des artistes plus pointus, majoritairement issus de l’indépendance. À l’époque, tous sont soutenus par des sites et des forums (90bpm, Hip-Hop Core, etc.) qui font de TTC, du Klub des Loosers, de Grems ou de La Caution le nouvel étendard d’un rap français à défendre, car innovant et foncièrement à part.

    2021 : au sein d’une scène rap habituée aux emballements, où les internautes ont vite fait de considérer le dernier album d’un artiste comme un « classique instantané », « une nouvelle vague » prend chaque mois un peu plus d'ampleur, s'extrait d'une niche sans doute trop confidentielle et se voit être soutenue par des comptes Twitter spécialisés. Parmi eux, Khali, So La Lune, Zinée ou encore Kosei et La Fève, dont l’EP commun (« KOLAF ») a très vite été perçu comme une possibilité d'avenir pour le rap français.

    S’il est intéressant de constater que de jeunes activistes ont le même dévouement à 20 ans d'écart, les comparaisons entre l’ancienne génération et la nouvelle s’arrêtent là. Il serait bien évidemment possible de tracer un arbre généalogique - après tout, La Fève se dit fan de Joke, lui-même découvert et signé par Teki Latex à ses débuts -, mais l’intérêt n’est pas là. Il est dans la singularité de « ERRR », qui se distingue illico par un ton et un flow désinvoltes, sans que l’on ne sache jamais si c’est le son des mots, leur sens ou bien le beat qui mène la danse.

    Un élément de réponse est toutefois fourni par La Fève. Malgré la technicité de son flow (cf NO HOOK et VOITURE SPORTIVE) et son aisance à développer un rap très imagé, où « les mots font du krav maga », le rappeur de Fontenay-sous-Bois avoue en interview que l’intelligibilité de ses paroles importe finalement moins que leur résonance. « Au final, c’est ce que les gens aiment. Tu rentres plus facilement dans leur oreille en disant des trucs plus simples, expliquait-il aux Inrocks. Je ne veux pas tomber dans les mots compliqués. De toute façon, je pense que je n’ai pas assez de vocabulaire pour ça. »

    Au passage, marrant de voir à quel point la verve assurée de La Fève, ses rêves de réussite matérielle et d’indépendance financière contraste avec l’humilité affichée en entretien. Mais c’est sans doute ici que se niche la distance, ce recul qui lui permet de fomenter une mixtape nourrie au plus bouillonnant sang neuf du moment.

    « Bounce » : ce seul mot pourrait suffire à définir le son de La Fève. Ce mot, on l'entend résonner tout du long de MAUVAIS PAYEUR, sans doute l’un des morceaux rap de l’année, basé sur la BO d’un jeu vidéo (Hollow Knight) et produit par le Bruxellois Demna (croisé chez Rowjay). C'est à la fois minimaliste et obsédant, aquatique et addictif, sombre et pesant, et ça symbolise parfaitement la musicalité de « ERRR », mis en son par une génération de producteurs élevés aux excès électroniques de Pi’erre Bourne ou Metro Boomin.

    Peuplé de synthétiseurs brumeux, de boucles envoûtantes et de rythmiques économes, où il est moins question d’accompagner le flow La Fève que magnifier ses éclats, l’écrin de velours orchestré par FREAKEY!, Kosei, DoomX ou encore Lyele Gwap rend gloire à ce rap inspiré, toujours à bonne distance des automatismes et des facilités qui agacent.

    « La 808 fait chier la voisine ». A priori anodine, cette rime placée sur LONERRR en dit long sur la façon dont a été conçu « ERRR » : entre le 99 studio et un appartement à Fontenay-sous-Bois, tard la nuit, comme pour mieux être en symbiose avec ce rap feutré, qui irradie dans la pénombre.

    Quelques années après avoir donné vie à une trilogie « Nocturne », postée sur SoundCloud, La Fève prolonge ici les mêmes obsessions, persuadé que seule la nuit peut produire autant de variations sur le même thème : les trahisons (OTW), les pensées noircies (« Souvent un penchant schizo, j'suis jaloux de tout c'qu'ils ont »), la solitude (« M'aimer je ne sais pas, chérie viens me montrer comment faire »), l’envie de planer (« Ce soir j'veux mettre sous Jack honey ») et cette ambition qui jamais n’incite le jeune rappeur à suivre l’air du temps. 

    Sur « ERRR », on sent en effet une certaine spontanéité, comme sur CRENSHAW où La Fève donne l'impression d'expliquer en direct l'enregistrement du morceau, mais aussi beaucoup de liberté. Ici, des couplets uniques, là, des refrains qui n’en sont pas vraiment : tout laisse à penser que ce premier long-format a été construit dans l'idée de fuir la routine (« Au studio j'ai pas de recette ») et de conjuguer au futur la grammaire du rap français. Que La Fève soit prévenu : il aura désormais beaucoup de mal à convaincre qui que ce soit qu’il n’est encore qu’un rookie.

    Crédits photos : Walone.