Et si Sameer Ahmad était le secret le mieux gardé du rap français ?

« Effendi » fera à coup sûr moins de bruit que les nouveaux albums de JUL et Rohff, et c’est dommage : avec ce disque, le rappeur montpelliérain confirme une fois de plus son sens de la formule, ainsi que la singularité de son style. Celui "d’une perle rare dans une paire de Nike".
  • L’expression vient de lui, et elle est brillante. Qu’aurait-on pu trouver de mieux que « Peter Pan en Timberland au-dessus des balustrades » pour qualifier Sameer Ahmad ? Deux ans après son dernier album, « Apaches », le rappeur prolonge donc son sens de la formule, concise, très imagée et parfois pointue, toujours orchestré d'une main de maître par le fidèle Skeez'up et ses boucles de jazz qui accrochent l'oreille.

    Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si son cinquième album est baptisé « Effendi » (mot turc désignant les gens de loi, les militaires et les lettrés) : sans doute est-ce là une façon pour Sameer Ahmad de prendre le terme comme point de départ à une œuvre blindée de références : au mouvement hip-hop (Jazzmatazz, Freddie Gibbs, Shook Ones Pt.2 de Mobb Deep), aux temps anciens (Sikaru), à la philosophie (Diogène), aux divinités (Pazuzu) ou encore au cinéma - un des titres d’ « Effendi » est nommé d’après le nom d’une célèbre actrice hongkongaise (Nora Miao), tandis que l’album s’ouvre et se conclut sur un dialogue de Mon nom est personne, classique western de 1973.

    Quiconque a déjà tendu une oreille aux différents albums de Sameer Ahmad (mentions spéciales à « Perdants magnifiques » et « Un amour suprême », sortis respectivement en 2014 et 2017) ne s’étonnera pas de ces multiples clins d’œil, semblables à des haïkus, qui parsèment son œuvre et nécessitent de fait plusieurs écoutes pour en capter toutes les infimes nuances.

    « Il t’faudra une seconde écoute car lyrics matriochka », rappe-t-il, conscient de mettre en son des textes à accueillir comme des poupées russes, où les expressions populaires sont détournées à l'aide de références cinématographiques (« Qui s'ressemble s'unit comme Jordan et Bugs Bunny »), où l'introspection mène à des réflexions sur l'époque (« La THC nous rend sentimental/Alors qu'une arme occidentale pourrait nous terrasser »), où la simple évocation d'un détail du quotidien devient une scène à part entière (« Tabac résine sur boîtier 2Pacalypse »), où l'egotrip devient l'exercice de style d'un artisan de la rime (« Dernier travelling avant le fondu au noir/Où seul mon ego m'aura rendu hommage »).

    Écouter Sameer Ahmad, c'est donc voir surgir dans un coin de sa tête quelques réminiscences de la pop culture, c’est se confronter à des puzzles de mots que l’on prend plaisir à reconstituer, c'est tendre l'oreille à des morceaux pensés comme du divertissement exigeant. Le rappeur, formé au théâtre pendant près de dix ans à Montpellier, où il a côtoyé Tahar Rahim, est fan de Sergio Leone (« J’avais vraiment envie de réaliser des westerns », confiait-il à l’Abcdr du son), et cela s'entend : ses textes partagent avec le réalisateur américain la même capacité à produire des images inoubliables dans la psyché collective.

    À la manière du réalisateur de Pour une poignée de dollars, le génie de Sameer Ahmad est donc de convoquer toutes ses influences (visuelles, littéraires, hip-hop, rock ou encore skate, qu’il a longtemps pratiqué) pour les réinjecter dans une œuvre personnelle et cohérente. Un art du collage et de la citation particulièrement frappant à l'écoute de Vera Cruz (énième référence à un classique du western) où il s'amuse à détourner les motifs de la pop culture (« Technique de scarabée, technique de John Lennon »), à faire rimer « Iverson » et « Corleone » et à ne conserver finalement qu'un élément parmi toutes ses digressions : « J’retiens juste Bruce dans la fureur de vaincre ».

    Cette figure assez inédite au sein du rap français de formaliste pourrait faire passer Sameer Ahmad pour un rappeur intello aux textes imposants, inaccessibles au commun des mortels. Faux, archifaux : Sameer Ahmad n'est ni trop artiste, ni trop sérieux, il a simplement réussi à faire de sa culture, de son agilité dans le flow et de son sens de la narration autant d'effets de signature immédiatement reconnaissables. Et ce, même s'il semble lui-même ne pas vraiment savoir où se ranger : « Mon truc s'approche de c'qu'ils appellent “le rap” ».