Écouter un album en entier est-il devenu un truc de boomer ?

On le sait, les plateformes de streaming n’ont pas uniquement bousculé l’industrie musicale : elles entraînent également une mutation de nos habitudes d’écoute. Depuis plusieurs années, l’écoute d’albums dans leur intégralité est en baisse, et le fait d’écouter un album du début à la fin, sans interruption, semble bien plus relever du luxe. Alors, en 2021, sait-on encore écouter des albums ?
  • Internet aura-t-il la peau de notre capacité d’attention ? Les dégâts semblent visibles : la durée des tubes musicaux a baissé de 40 secondes en moyenne depuis vingt ans, mettant à mal le format classique de trois minutes. Quant au format habituel d’un album de 35 à 45 minutes, voire plus, il semble battu en brèche. D’abord par l’arrivée du CD, dans les années 90, permettant de zapper à l’envie certains titres. Puis la suprématie d’iTunes dans les années 2000, fragmentant les disques avec la possibilité d’acheter des morceaux à l’unité. Mais ce sont bien les plateformes de streaming qui ont eu le plus d’impact, avec la possibilité de créer à l’envi ses propres playlists. Dès lors, pourquoi se plier au format figé d’un album, lorsqu’on peut adapter son écoute à un rythme de vie de plus en plus soutenu ?

    « En Angleterre, 15 % des moins de 25 ans n’ont jamais écouté un album dans son intégralité. »

    La plateforme Deezer a souhaité mieux comprendre le phénomène. En 2019, une première étude sur 2000 personnes menée au Royaume-Uni permet de dresser un premier constat : 15% des moins de 25 ans n’ont jamais écouté un album dans son intégralité. Début 2020, une étude plus large, sur 8000 personnes, venues de France, Allemagne, Brésil et États-Unis vient confirmer ces données. 40% des sondés préfèrent les playlists, contre seulement 9% favorisant les albums. Et c’est une tendance en progression : 54% avouent écouter moins d’albums qu’il y a cinq ou dix ans. Plus encore, même ceux qui écoutent un album le font de manière morcelée : beaucoup le font dans un ordre aléatoire, ou en passant certains morceaux. Ils ne sont que 36 % à écouter les disques dans l’ordre.

    On imagine sans peine que ces habitudes d’écoute dépendent du disque écouté. Qui écoute « The Dark Side Of The Moon » dans un ordre aléatoire ? D’ailleurs, ce sont dans les genres pop et rock que l’on trouve le plus d’adeptes du format album : 38 et 39 % des sondés, contre 18 à 20% pour le rap ou le R’n’B. Mais il est clair que la tendance est globale. Cela tient peut-être à une évolution de nos modes de vie et de notre mobilité, mais aussi à celle de l’industrie musicale. Tout simplement : il sort bien plus d’albums qu’avant. Pour Frédéric Antelme, directeur de contenus chez Deezer : « La quantité de musique de qualité publiée ces derniers temps est tellement grande, et le temps dont on dispose à tellement réduit, ce n’est pas étonnant que de plus en plus de mélomanes utilisent les playlists pour avoir leur dose de musique. »

    Conséquence de cela : l’écoute d’un album est maintenant vue comme quelque chose de plus noble exigeant une attention particulière. Toujours selon l’étude de Deezer, 94% des sondés estiment qu’une bonne qualité de son est importante pour écouter un album. De fait, l’écoute nomade, dans les transports, semble proscrite. L’écoute d’album devient donc un moment à part, et seuls les plus acharnés tiendront à dégager du temps pour une écoute supposée plus attentive. À partir de là, c’est un cercle : les gens écoutent moins d’albums, préférant réserver leur écoute à des moments privilégiés. Les plateformes de streaming vont donc privilégier les playlists, et les mettre en avant. Et l’industrie musicale va alors s’adapter, préférant miser sur l’entrée de titres dans le quotidien des gens. Ce qui favorise donc la sortie plus régulière de morceaux, sous la forme d’EP et de singles, plutôt que l’album, plus rare. Daniel Ek, PDG de Spotify, avait même appuyé là-dessus, en affirmant qu’il devenait intenable pour des artistes de ne sortir des morceaux que tous les trois ou quatre ans. Reléguant encore plus l’album au rang d’objet quasi de luxe. C’est lui qui exprimerait au mieux la « vision de l’artiste ». Dès lors, le musicien se doit de proposer une oeuvre cohérente, et pas juste une collection de morceaux, entraînant encore une pression autour de l'écoute, qui se doit d'être de la même qualité.

    Pour autant, parler de mort de l’album est totalement prématuré. Ce format conserve encore tout son prestige et reste le moyen privilégié pour faire parler d’un artiste. Il suffit de voir l’excitation générée par l’attente du nouvel album de Kanye West. La bonne vieille recette n’a pas fondamentalement changé : un titre suffit pour devenir célèbre, mais il faut bien un album pour créer un véritable lien avec son public, et donc pour durer. Sur un plan plus pragmatique, sortir plus de titres permet aussi de générer bien plus de droits d’auteurs : quand bien même l’écoute est plus morcelée, les fans trouvent toujours leur compte dans les morceaux de leur artiste favori. Plus largement, c’est par un album qu’un artiste donne corps à sa proposition. Mais même si on attend encore des albums avec impatience, va-t-on les écouter de bout en bout ?