2021 M08 30
Tout le monde part automatiquement du principe que chaque album de Kanye West est un événement, et « DONDA », sur lequel l’Américain travaille depuis au moins mars 2020, ne fait certainement pas exception. Pourtant, ce dixième long-format n’est pas celui qu’il semble être, dans le sens où tout paraît avoir été pensé pour ne pas être une œuvre facile à digérer, un blockbuster uniquement pensé pour affoler les chiffres.
Non qu’il sonne terne, indigeste et sans énergie. C’est juste que « DONDA » est un album labyrinthique, complexe, bourré de références, personnelles ou non (Junya est un hommage au créateur de mode japonais Junya Watanabe), et bien trop fou pour trouver un écho chez la plupart des auditeurs. L’histoire en atteste : les gens menant une vie pépère ont besoin de quelqu'un à qui s’identifier, d’une popstar capable de mettre en son un reflet fantasmé de leur vie, et il est certain que ça ne peut pas être un artiste comme Kanye West, trop aucentré, trop excessif.
Tout ce qui concerne l’enregistrement de « DONDA », finalisé dans une petite pièce sans fenêtre du Mercedes-Benz Stadium d'Atlanta, est effectivement déraisonnable. Personne, après tout, n’arrive réellement à comprendre la présence de Marylin Manson et DaBaby sur Jail pt2, accusés respectivement d’agressions sexuelles et de propos homophobes, même s’il s’agit d’une réflexion sur les pêchés et sur la possibilité d’en faire repentance.
Personne, également, ne sait comment aborder correctement cette œuvre de 27 morceaux (dont quatre versions alternatives, plus ou moins dispensables), étalés sur près d’une heure et cinquante minutes, et portés par la présence de 25 invités. Parmi eux, des mégastars (Jay-Z, Young Thug, The Weeknd, Travis Scott), le Sunday Service Choir, mais aussi des artistes plus undergrounds (Jay Electronica) ou tout simplement absents depuis bien trop longtemps (The LOX), que Kanye West a le mérite de remettre sur le devant de la scène. Sans oublier, bien sûr, sa mère, Donda West, à travers des extraits de conférences qu’elle a pu donner peu avant son décès en 2007.
Là où « 808s & Heartbreaks » était entièrement dédié à ses peines douloureuses (ruptures amoureuses, deuil impossible, etc.), « DONDA » pourrait bien être sa version religieuse, tiraillée entre sa foi inébranlable et ses doutes spirituels. Ceux d’un pêcheur qui, quelque part, se demande si ses prières du dimanche pourront suffire à faire oublier ses erreurs de la semaine. Ceux d'un artiste schizophrène, capable un jour de produire le nouvel album très soulful d'Abstract Mindstate (« Dreams Still Inspire »), et, le lendemain, de se lancer dans des expérimentations synthétiques de la trempe de New Again.
Ceux d’un homme de 44 ans, plus que jamais isolé (« Dernièrement, j'ai perdu tous mes amis les plus intimes / Dernièrement, j'ai nagé dans les profondeurs les plus profondes »), en manque d’amour (« Si je parle au Christ, puis-je ramener ma mère à la vie ? »), dépressif (« Les pensées suicidaires vous font vous demander ce qu'il y a là-haut ») et persuadé d’avoir trouvé en Dieu un compagnon fidèle (« Je parle à Dieu tous les jours/ C'est mon meilleur ami »). À croire que le Seigneur et son sens du pardon sont les seules options viables pour le sauver des eaux troubles dans lesquelles il semble être plongé ces dernières années.
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, « DONDA » n’est donc pas une déclinaison de « Jesus Is King ». C’est un disque de hip-hop, comme peu osent l’envisager, avec des mélodies à tiroirs, des morceaux-fleuves (Jesus Lord, coproduit par Gesaffelstein et étalé sur près de neuf minutes) et une volonté de prendre constamment l’auditeur à contrepieds. Comme sur Pure Souls, en collaboration avec Roddy Rich, où l’orgue n’est pas employé dans l’idée de suggérer une esthétique gospel, sur Remote Control et son côté crooner revenu du futur, sur Come To Life, dont les notes de piano et les guitares ne laissent que peu de doute quant à son ambition pop, ou sur un Believe What I Say éblouissant, de sa construction à son déluge de synthés purement extatiques.
Cette imprévisibilité, on la retrouve aussi dans les textes, notamment dans ceux de ses invités. À l’image des propos tenus par Jay-Z dans Jail, où il explique à la fameuse Donda West comment il a cherché à convaincre son fils d’ôter sa « casquette rouge » flanquée d’un « Make America great again ». Il faut s’appeler Kanye West pour laisser ses convives glisser de tels discours au sein d’un disque massif, volontiers hors-format, mais finalement logique à l'écoute des mots prononcés sur Believe What I Say : « Vous avez besoin de quelque chose d’inattendu ». Comme quoi, nul besoin de s’identifier à Kanye West : il suffit, pour rester admiratif du bonhomme, de se laisser séduire par son sens de l’imprévu.