Les réseaux sociaux sont-ils néfastes pour les artistes ?

Alors que des popstars anglo-saxonnes ont déclaré subir trop de pression sur les réseaux sociaux, la parole se libère. Et trouve un écho en France, où l'omniprésence exigée par Facebook, Instagram ou TikTok semble nourrir une certaine forme d’anxiété.
  • Début février, le petit monde de la pop entre en ébullition. Charli XCX vient de supprimer ses différents comptes, et personne ne sait réellement comment l’expliquer. Simple stratégie de com' à l’approche de la sortie du nouvel album ou réelle prise de distance de la part d’une artiste hyper sollicitée ? Très vite, l’Anglaise réagit, expliquant qu’elle souhaite se protéger des commentaires négatifs, mais surtout de la méchanceté de certains internautes.

    « J'ai remarqué dernièrement que certaines personnes semblaient très en colère contre moi - pour les chansons que j'ai choisi de sortir, pour la façon dont j'ai décidé de déployer ma campagne, pour les choses que je dois faire pour financer ce qui sera la plus grande tournée que je n'ai jamais faite. Je me suis débattue avec ma santé mentale ces derniers mois et évidemment, cela rend la négativité et les critiques plus difficiles à gérer », déclarait-elle, dans un post nourri par le regret de ne pouvoir satisfaire tout le monde.

    Charli XCX est loin d’être un cas isolé : Billie Eilish a abandonné Twitter, tandis que Mitski, Michael Stipe (R.E.M.) ou Lorde ont fini par supprimer leurs comptes, visiblement peu à l’aise avec l’idée de tout documenter de leur quotidien. Cette omniprésence, on la dit essentielle : pour tenter de se démarquer au sein d’un paysage musical saturé (chaque jour, 60 000 nouveaux morceaux sont publiés sur Spotify...), mais aussi pour tisser un lien privilégié avec le public. Pourtant, cette omniprésence semble également peser sur certains artistes, et rendre malsaine leur approche des réseaux sociaux.

    Reste simplement à connaître les chiffres exacts : comment quantifier le nombre d’artistes anxieux à l’idée de s’approprier de tels médiums ? Certains osent-ils seulement se plaindre d’une telle contrainte ? N’est-ce pas là le risque de passer pour un enfant gâté, à peine conscient de la chance qu’il a de vivre d’un métier que beaucoup considèrent comme un rêve ? Pas du tout : d’autant plus quand on sait que les musiciens sont presque condamnés à utiliser ces réseaux, là où les acteurs peuvent s’en passer (c’est le film qui prime !) et que les écrivains sont moins attendus sur ce genre d’interactions sociales. « Je suis heureuse de ne pas avoir eu TikTok plus jeune, confiait Angèle sur France Inter. Je crois que ça m’aurait conditionné à une façon de me regarder différemment dans le miroir ».

    Il n’y a pas que les commentaires qui pèsent sur le moral des artistes. La recherche constante de likes, la comparaison avec la fanbase des autres, la nécessité de produire du contenu en permanence (au point de tenir un Google Doc répertoriant les prochaines publications) : tout cela peut être moralement épuisant. Surtout quand les artistes n’ont pas les moyens de confier cette partie du travail à une équipe professionnelle : « Quand on est une artiste émergente, sans réelle visibilité et sans moyens financiers importants, Insta est le seul moyen d’exister, explique Enchantée Julia, qui dit avoir supprimé son compte TikTok au bout d’un mois. Je ne publie que du contenu lié à ma musique, mais je sens que mon public en attend davantage. Or, c’est impossible pour moi de me filmer face caméra, chez moi ou en studio : ce n’est pas naturel, et c’est forcément pesant. »

    Guidée par un sentiment paradoxal (la joie de partager un nouveau single, l’angoisse d’être confrontée aux réactions, voire de devoir développer une stratégie de com), Enchantée Julia reconnaît que ce jeu, dont elle se sent prisonnière, peut être très anxiogène. « Surtout pour les artistes sensibles ». Elle confesse toutefois qu'évoluer en totale l’indépendance lui permet au moins de conserver un contrôle complet sur l’image qu’elle souhaite renvoyer. Un sentiment visiblement partagé par Muddy Monk : « Le stress, chez moi, vient plus de la négatitivté de certains commentaires et de la comparaison avec d'autres artistes, ce que j'ai tendance à faire et qui explique sans doute pourquoi je fais une telle musique, très différente. Pour le reste, c’est une opportunité de véhiculer une esthétique à part entière. Pour tout dire, ça me stresse plus de confier le tournage d’un clip à quelqu’un d’autre que de gérer mon Instagram. »

    Préservé de la viralité, et de la pression qui en découle, notamment chez les artistes révélées sur TikTok (PinkPantheress, Priscilla Block), Superpoze dit lui se méfier de l'idéologie propre aux réseaux sociaux : « Ça donne une illusion de liberté alors que toutes ces plateformes appartiennent aux 1% qui dirigent le monde… », analyse-t-il. Et de poursuivre : « Personnellement, j’ai l’avantage de ne pas être exposé en tant que chanteur : je fais de la musique instrumentale, il y a donc d’office une certaine distance qui s’installe. De toute façon, je ne suis pas du genre à poster des choses liées à ma vie personnelle : parce que je tiens à me préserver, mais aussi parce que je veux que ce soit la musique qui prime. »

    Si les réseaux sociaux ont tendance à imposer des formes esthétiques (une vidéo au format carré, une photo instagrammable, un propos condensé en 280 caractères…), sont-ce vraiment les seuls responsables ? Après tout, ce qui oppresse, n’est-ce pas plutôt l'industrie en tant que telle, notamment ces majors en recherche constante de viralité, prêtes à se fier au nombre de likes d'un artiste avant de le signer ou de lui accorder une avance pour la production d’un nouvel album ? « C’est pour ça qu’il ne faut pas signer en maison de disques, plaisante Enchantée Julia, avant de se faire plus précise. En indé, je dois moi aussi occuper le terrain : produire des images, créer des visuels, partager autre chose que ma musique. Ce n’est finalement là que le reflet de notre société, où il faut sans cesse consommer et se mettre en avant, quitte à en souffrir. »

    On peut aussi se demander si toutes ces publications, éphémères par essence, ont un réel impact : plutôt que de publier une énième story, un artiste ne devrait-il pas consacrer ce temps à peaufiner sa musique ? Difficile de l’affirmer, mais toutes ces questions nécessitent d'être posées. Elles sont là l'occasion de débattre, mais aussi de mettre en avant ce que les réseaux sociaux peuvent avoir de bénéfique également. « En 2012, lorsque j'ai commencé, rappelle Superpoze, c'est quand même Facebook qui a permis à toute une scène électronique de tourner en concerts. Ça a fédéré tout un underground, créé des courants musicaux comme la Vaporwave, favorisé l'indpéndance et la créativité de nombreux artistes, etc. »

    Ainsi, on sait aujourd'hui que Run The Jewels possède les mails de ses fans, tandis que Bat For Lashes a créé un Patreon où elle publie du contenu exclusif. Certains fans se sentent également si connectés à leur artiste préféré qu'ils se permettent désormais de prendre de ses nouvelles quand ce dernier s'absente quelques temps : « Après n’avoir rien posté pendant un mois et demi, je reçois un DM d'un mec qui me dit : “Je vois que tu ne postes pas trop en ce moment, est-ce que tu vas bien ?”. Ça m'avait choqué, raconte Isha sur le plateau de Clique. J'ai pris conscience de ceux qui constituent mon public : des gens bienveillants, attentionnés qui t'accompagnent sur la durée, qui ne regardent pas les chiffres mais l'homme. »

    À la tentation d'être toujours plus connectée, et donc de produire davantage de contenus, Enchantée Julia a préféré faire le tri au sein de ses abonnements, passant de 1000 comptes à 300 afin de recentrer ses intérêts, et d’être dans un rapport moins chronophage et plus inspirant aux réseaux sociaux. « C’est là tout le problème également, ce qui accentue le stress : le nombre impressionnant de contenus. Il y a trop de propositions, trop de formats différents, trop de projets que l’on oublie aussitôt ». Reste malgré tout l’envie de jouer le jeu, de créer des discussions avec son public, comme Superpoze a pu le faire dernièrement.

    « Je me suis rendu compte que beaucoup de musiciens aimaient ma musique, certains ont même l'oreille absolue. Alors, je me plais à les questionner, à savoir ce qu'ils pensent ou veulent connaître de ma musique, précise-t-il, avant de conclure, conscient d’alimenter là des entreprises sans en tirer nécessairement un quelconque avantage : « De toute manière, je ne pourrai pas me priver de ces réseaux : j’ai envie que les gens m’écoutent. Sachant cela, je joue le jeu, à ma manière, mais je ne suis pas dupe et ne me trahit pas. Ma tête sur les pochettes d’album, c’est de toute manière le seuil maximum de mise en avant dont je suis capable. »

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