2021 M02 12
Para One (TTC, Bonnie Banane, etc.)
"J Dilla, c’est un artiste que j’ai découvert via ses productions pour Pharcyde et les premiers albums d’A Tribe Called Quest, que je me suis pris en temps réel, à une époque où je commençais à acheter des vinyles. Aujourd’hui, c’est devenu quelqu’un de légendaire, mais à l’époque, ce n’était qu’un producteur parmi les douze producteurs américains qui faisaient évoluer les choses. Et pourtant, tout chez lui est fascinant : sa façon de placer sa caisse-claire, son groove très spécifique, la variété impressionnante des samples utilisés.
Je suis fan de Pete Rock ou DJ Premier, mais là, J Dilla va piocher dans un tout autre corpus, il y a chez lui une vraie ouverture dans le choix de ses samples. Il se savait sans doute au sein d’une époque très compétitrice, et il lui fallait se démarquer. D’où Drop de Pharcyde, avec ce sample passé à l’envers. D’où cette capacité à passer de morceaux très undergrounds à des tubes pour Janet Jackson, notamment l'énorme Got 'Til It's Gone. D’où Runnin', avec ces notes de bossa-nova qui peuvent toucher énormément de monde alors que le propos est très underground. D’où, enfin, Stakes Is High, produit pour De La Soul, où il se base sur un sample d’Ahmad Jamal et superpose un tas d’autres échantillons par-dessus, notamment un piqué dans la discographie de James Brown : Mind Power, un titre que je réétulise sur Vibrations Followed By Poisoned Apples, dans l'idée justement de rendre hommage à ce producteur inspirant".
Crayon (Ichon, Swing, etc.)
"Pour les beatmakers, je pense que J Dilla incarne l’intégrité. C’est une icône, qui a produit aussi bien son frère (Illa J) que Janet Jackson et un tas de singles qu’il n’a jamais revendiqué. C’était un beatmaker solitaire, complétement dans sa bulle. Certains de ses sons peuvent avoir vieillis, mais la façon dont ils ont été pensés, ça reste du chef-d’œuvre. Ne serait-ce que parce que ça allait au-delà du hip-hop : on parle quand même d’un mec qui était autant inspiré par Stereolab et Joy Division que par la soul ou le jazz. Contrairement à Timbaland, qui allait lui aussi piocher ses samples dans d’autres sphères que le hip-hop, J Dilla se moquait de l’ère du temps. C’était une personnalité insatiable, qui a tout écouté et qui était capable de composer un beat toutes les 15 minutes. C’est sans doute pour ça qu’il est si apprécié par des gens qui n’écoutent jamais de rap : il y a un côté avant-gardiste chez lui, quelque chose qui tient de la recherche, de l'expérimentation...
« "Un album comme « Donuts » a la même importance que "Let It Be" des Beatles ou "Closer" de Joy Division." (Crayon) »
Le plus fou, c’est aussi son histoire : celle d’un artiste qui se savait condamné, qui refusait de regarder en arrière et qui s’est donc totalement dédié à son art. C’est pour ça que je dis souvent que J Dilla est un des derniers gros mythes de l’histoire de la musique, dans le sens où il n’y a rien à romancer, où un album comme « Donuts » a la même importance que « Let It Be »des Beatles ou « Closer » de Joy Division. À chaque fois, ce sont des derniers albums qui en disent long sur le potentiel de l’artiste qui l’a créé, il y a une âme indescriptible, quelque chose qui donne l'impression que personne ne peut rapper dessus, que l'on peut se contenter de la musique.
Et puis il y a les classiques : Life de Proof, pour cette boucle de piano piquée à Bill Evans dans un morceau de Miles Davis ; Won't Do, qui sample un morceau d'Isley Brothers et qui me renvoie systématiquement à l'adolescence ; ou encore Lightworks, une chanson intemporelle, qui continue d'influencer et qui n'a rien à envier à Aphex Twin".
Degiheugi (Dooz Kawa, Al Tarba)
"En une dizaine d’années, J Dilla a vraiment retourné la profession, inspirant de nombreux producteurs, aussi bien d’un point de vue rythmique que dans la façon d’utiliser les samples. Aujourd’hui, on voit d’ailleurs beaucoup de beatmakers reprendre ses techniques, sans même savoir que c’est à lui qu’elles appartiennent. Mais au-delà du côté précurseur, c’est vraiment sa façon d’utiliser le sampling qui m’intéresse.
Chez lui, les accords sont parfois faux, tout tient sur un fil, on sent bien que si on bouge un élément, tout se casse la gueule. Aussi, c’est quand même très fort d’avoir travaillé avec autant d’artistes (The Roots, Erykah Badu) sans qu’on le sache réellement. Alors, certes, il n’a pas beaucoup de tubes mainstream à son actif, ça a longtemps été un producteur respecté par la sphère underground avant tout, mais il fait vraiment partie de ceux qui ont contribué à ce que l’on s’intéresse davantage aux noms des producteurs derrière un morceau.Questlove, lui-même, disait qu'il avait passé des années à tenter de comprendre le groove de J Dilla...
Avec, comme apothéose, selon moi, « Jaylib », l’album commun avec Madlib. Ça réunit tout ce que j’aime : le son crade, presque lo-fi, mais qui groove à mort. Et puis ça réunit deux des plus grands producteurs des 25 dernières années : ils auraient pu se marcher dessus, donner vie à un album indigeste. Or, ça été l’album que j’écoutais systématiquement en voiture pendant trois ans tellement tout sonne très juste".
Richie Beats (Dinos, Nekfeu, Booba)
"Ce qu’il y a de frappant avec J Dilla, au-delà de son découpage des samples, c’est la façon dont il a ramené un côté un peu cloud dans le rap, que l’on retrouve aujourd’hui. Pourtant, quand on écoute les morceaux qu'il a pu produire pour Slum Village dans les années 1990, c'est indéniable qu'il y a un côté commercial dans la prod’, ce n’est pas du tout obscur. Par contre, on sent bien que le son est atypique, il y a une basse que même les bassistes ne peuvent reproduire tellement elle est folle".
« "Sa musique va au-delà du hip-hop. Un peu comme celle de Miles Davis, qui allait au-delà du jazz." (Richie Beats) »
"Certains morceaux que j'ai pu faire pour Dinos, voire même 2014 à l'infini pour Joke, sont clairement des morceaux inspirés par sa démarche, dans le sens où la mélodie n'est pas marquée, où tout est plus vaporeux. Je me suis beaucoup écouté ses tapes pour tenter de comprendre sa démarche, et la vérité, c'est que sa musique va au-delà du hip-hop. Un peu comme celle de Miles Davis, qui allait au-delà du jazz. C'est une grotte dans laquelle tu vas puiser de nouvelles idées quand tu commences à sécher, le genre de producteur que tu peux écouter après avoir entendu une symphonie de Beethoven, tellement le son est riche. D’ailleurs, autant être honnête : J Dilla est l’un des seuls beatmakers que j’aurais aimé connaître, histoire de comprendre son secret, de saisir comment il a réussi à se faire respecter par autant d’auditeurs blancs et comment il a pu influencer des mecs comme Pharrell. Car, oui, il faut le dire : cette caisse claire hyper aigue, cette chaleur dans le son, ce sont deux astuces que les Neptunes doivent clairement à J Dilla."