Le supergroupe Boygenius est-il l'avenir du rock ?

Attendu depuis des années et précédé d'une énorme hype, "The Record", le premier album commun de Julien Baker, Phoebe Bridgers et Lucy Dacus, dépasse tous les espoirs placés en lui et confirme déjà Boygenius comme l'une des nouvelles sensations du rock indé américain.
  • Les trois membres de Boygenius connaissent trop bien la grande histoire du rock pour ne pas faire la moue quand on les qualifie de supergroupe. Historiquement, ces formations qui réunissent plusieurs membres de groupes déjà connus ont en effet rarement laissé des souvenirs impérissables.

    Il est pourtant difficile de qualifier autrement ce groupe composé de trois des musiciennes les plus brillantes de leur génération, toutes responsables ces dernières années d'albums devenus des classiques en puissance : "Little Oblivions" (2021) pour Julien Baker, "Home Video" (2021) pour Lucy Dacus, et "Punisher" (2020) pour la plus folk Phoebe Bridgers, devenue depuis l'une des artistes les plus demandées de la scène musicale anglosaxonne, puisqu'elle a collaboré entre autres avec Lorde, The 1975, Kid Cudi, Taylor Swift, Fiona Apple ou encore SZA.

    La formation de Boygenius est pourtant antérieure à tous ces albums, puisque le trio a commencé à faire parler de lui en 2018 avec un premier EP éponyme très prometteur, où Baker, Bridgers et Dacus parodiaient avec leur pochette celle du premier album d'un supergroupe célèbre, Crosby, Stills & Nash (1969). Pourquoi est-ce important de le préciser maintenant ?

    Parce que dès leurs premières rencontres à partir de 2016, les trois musiciennes ont réalisé qu'elles partageaient la même aversion pour les clichés associés aux femmes artistes, dont elles ont bien sûr toutes été victimes dans leurs carrières respectives en solo.

    Avec la volonté de se libérer de l'emprise de la testostérone en studio, elles sont donc parties en tournée ensemble fin 2018 sous le nom de Boygenius, une appellation qui parodie une autre image d'Épinal – positive cette fois –, celle du génie musical traditionnellement associé aux artistes masculins, et qui ne repose d'ailleurs sur rien.

    Ensuite, le Covid semblait avoir mis du plomb dans l'aile du projet, mais en secret et à distance, les trois membres de Boygenius ont commencé à écrire les chansons que l'on retrouve aujourd'hui sur "The Record". Et en janvier dernier, elles ont mis fin au suspense en confirmant la sortie de l'album pour le 31 mars.

    Pendant les trois mois ayant précédé cette date fatidique, la mayonnaise n'a cessé de monter autour de Boygenius, entre une couverture de Rolling Stone où les trois membres rendent hommage à la fameuse une de 1994 avec Nirvana, et surtout un court-métrage réalisé par nulle autre que Kristen Stewart pour mettre en images les trois premiers singles de l'album.

    Un choix somme tout logique puisque que comme la star hollywoodienne, les trois membres de Boygenius sont devenues des icônes queer – et ce n'est pas le dernier segment lesbien mémorable du film qui va nous contredire.

    Ajoutez que ce premier album de Boygenius a été enregistré pendant un mois au mythique studio Shangri-La de Rick Rubin à Malibu, et qu'il est sorti sur un gros label (Interscope), et vous obtenez légitimement l'un des disques les plus attendus et redoutés de cette année. Mais alors si on fait abstraction de toute la hype entourant le groupe, que vaut "The Record" ?

    Assez simplement, on peut dire que Boygenius ne finira pas aux oubliettes de l'Histoire comme tant de supergroupes avant lui, parce que les chansons produites sont plus que le résultat de la somme du talent des trois membres. Evidemment, le fait qu'elles soient toutes les trois de grandes songwriters aide beaucoup : elles ont chacune apporté des dizaines d'idées – on parle de 25 chansons enregistrées – et parmi les 12 chansons retenues sur l'album, beaucoup sont de petits bangers indés bien salés.

    Après une très belle introduction a cappella à trois voix (Without You Without Them), Julien Baker branche sa guitare pour le riff écorché de $20, qui se termine en apothéose comme un autre single, le power-pop Not Strong Enough, où après deux minutes, une brutale rupture amène Boygenius à répéter en boucle "always an angel, never a god", une référence claire à la façon dont les médias complimentent les artistes féminines.

    Mais elles ont beau chanter "In another life we were arsonists" (pyromanes), ou "Will you become a satanist with me? Sleep in cars and kill the bourgeoisie?" (Satanist, dont le final électrique rappelle les grosses envolées de Baker sur leur premier EP), les trois membres du groupe n'ont pas composé un album programmatique.

    "The Record" fait bien plus que ça : il conquiert les cœurs – et les brise en même temps – grâce à l'évidence de ses mélodies mélancoliques, comme sur Emily I'm Sorry, True Blue ou le déchirant Letter to an Old Poet qui clôture l'album et permet de comprendre pourquoi avec sa qualité d'écriture – le groupe est féru de littérature classique – et sa sincérité absolue dans ses paroles, Boygenius est aussi en train de devenir une des voix d'une génération en souffrance, même si ses membres refusent une autre étiquette péjorative couramment utilisée par les journalistes, celle de "sad girls", une expression qui met discrètement au second plan la technique du songwriting pour insister sur une émotion féminine prétendument innée.

    Et dans un même mouvement, le groupe rend à la fois hommage à un âge d'or disparu du classic rock dont il est friand – Phoebe Bridgers a vécu une rencontre marquante avec Paul McCartney – tout en l'approchant avec un esprit irrévérencieux.

    Outre le clin d'œil Beatlesque du titre Revolution 0 (encore une sacrée ballade), ou celui de l'album, qui moque The Band, le nom très prétentieux du groupe qui a longtemps accompagné Bob Dylan et qui est d'ailleurs à l'origine de la création du studio Shangri-La, on trouve ainsi une ligne géniale sur Leonard Cohen, qui a aussi droit à un morceau à son nom :

    « “Leonard Cohen once said there’s a crack in everything/That’s how the light gets in/And I am not an old man having an existential crisis/In a Buddhist monastery/Writing horny poetry/But I agree”. »

    Mais la meilleure référence aux vieux rockeurs blancs à papa se trouve peut-être dans le superbe titre post-rupture Cool About It, qui emprunte ostensiblement à un classique de Simon & Garfunkel, The Boxer – Paul Simon est d'ailleurs crédité comme inspiration du morceau dans les crédits.

    Un album de classic rock qui n'aurait pu sortir qu'en 2023, voilà comment on qualifierait donc "The Record" : à sa manière, Boygenius ressuscite un certain savoir-faire harmonique aujourd'hui peu répandu, en chantant des chansons extrêmement personnelles qui parlent pourtant à chaque fan du groupe et créent une connexion profonde qui ne pouvait pas exister du temps de Cream, quand les musiciens comme Eric Clapton étaient considérés comme des divinités intouchables – on a vu ce que cela a donné par la suite.

    Plutôt que le culte de la personnalité déconnectée du public, les trois membres de Boygenius préfèrent se déclarer leur flamme dans un hymne assez stupéfiant à la sororité, We're in Love, sans que l'on sache très bien s'il s'agit d'amitié ou d'amour, mais cela est-il vraiment important ?

    Avec "The Record", Julien Baker, Phoebe Bridgers et Lucy Dacus viennent de sortir l'un des premiers candidats au titre d'album de l'année. Elles seront sur la scène de Rock en Seine l'été prochain, pour ce qui sera incontestablement l'un des concerts les plus attendus du festival. Bref, voilà un supergroupe dont on risque de se souvenir, et qui n'en restera pas là, espérons-le.

    Crédit photo : Lera Pentelute

    A lire aussi