2023 M03 7
Le concept de talent inné est devenu aujourd'hui une tarte à la crème incontournable, car bien pratique pour expliquer facilement la réussite exceptionnelle des légendes dans tous les domaines. Du sport (Kylian Mbappé) à la science (Marie Curie) en passant par la littérature (Dostoïevski), nous sommes obsédés par les génies qui se distinguent de la masse, nous dit grosso modo Samah Karaki dans son ouvrage.
Sur ce point, difficile de lui donner tort, surtout dans le domaine qui nous concerne : la musique est un art où le talent inné est plus que jamais valorisé et nous permet de qualifier de génies des figures comme Brian Wilson (The Beach Boys), Syd Barrett (Pink Floyd) ou Ray Davies (The Kinks). Mais selon Samah Karaki, ce qualificatif repose sur un mythe, et même le génie musical le plus consensuel de tous les temps (Mozart) n'en est pas vraiment un selon elle.
Il faut un certain aplomb pour remettre en cause cette idée, mais l'autrice a des arguments à l'appui de sa thèse. Selon elle, Mozart est devenu Mozart en raison d'abord de facteurs sociaux et familiaux, en particulier grâce à son père Leopold, lui-même musicien et inventeur d'une méthode d'apprentissage appliquée au fiston, programmé dès la naissance pour devenir un prodige de la musique.
On apprend ainsi que le petit Wolfgang n'a rien fait de son enfance à part jouer de la musique : 3500 heures avant même d'avoir 6 ans. Autrement dit, Mozart ne serait pas un génie en raisons de prédispositions génétiques, mais parce qu'il est bien né et a travaillé intensivement pendant toute sa vie. Et cela vaudrait aussi pour Bach, qui a été immergé très jeune dans une famille où la musique était partout.
"Le cerveau est façonné par la répétition, mais il ne faut pas oublier la charge mentale." - La docteure en neurosciences @SamahKaraki revient sur l'emblématique théorie japonaise des 10 000 heures.#Clique, tous les soirs à 19H15 en clair et en direct sur @canalplus. pic.twitter.com/B8F6c2DLAs
— CLIQUE (@cliquetv) January 31, 2023
Evidemment, cette explication est un peu décevante, car nous aimons croire à cette grâce divine qui toucherait certains individus au hasard, nous dit aussi Samah Karaki. Dans une interview récente, elle déclare ainsi que "la fiction du talent rend naturelle les inégalités sociales", ce qui la place d'ailleurs un peu comme une héritière du sociologue Pierre Bourdieu, qui évoquait déjà la reproduction sociale des inégalités en 1964 dans son classique Les Héritiers (Les éditions de Minuit).
Est-ce que cela signifie pour autant que n'importe qui peut devenir Mozart ? Pas du tout, et c'est là que les choses se compliquent. Si l'on suit le raisonnement de Samah Karaki, il ne s'agit pas de nier certains facteurs dits naturels, mais plutôt de rééquilibrer la balance entre inné et acquis, ce qui demande un peu de nuance dans le débat. Non, même avec beaucoup de milliers d'heures de travail, tout le monde ne peut pas devenir un génie de la musique. Il faut réunir une conjonction de facteurs objectifs, semble nous dire l'autrice, et il est effectivement difficile de reproduire les conditions d'apprentissage de Wolfgang Amadeus Mozart pour un enfant de 2023.
Nous libérer de l'emprise de la construction sociale du talent devrait aussi nous libérer artistiquement. Est-il nécessaire d'être un génie ou même d'avoir du talent pour jouer de la musique ? Absolument pas. On peut devenir un artiste qui compte et composer des tubes historiques sans avoir les connaissances de Mozart, et c'est tant mieux. On peut même rester médiocre et prendre du plaisir : la musique n'est pas une compétition, comme tout art.
Au-delà de l'interrogation sur l'existence du génie, il est donc peut-être pertinent de se demander ce qui se cache derrière cette idée, et si elle ne sert pas finalement surtout à créer de l'exclusion autour de l'art en paralysant la création et la pratique musicale du plus grand nombre pour privilégier le culte de l'exception et de la distinction. Tiens, c'est le titre d'un autre livre de Pierre Bourdieu.