2022 M11 12
Jouer avec son image est une démarche finalement commune à bon nombre d’artistes au moment du choix de la pochette de disque. Tout de suite surgit le nom du maître incontestable en la matière, David Bowie. Mais il n'est pas le seul, loin de là. Plus récemment, Lomepal, pour illustrer son album « Flip » (2017) emboîtait le pas de son aîné. En embrassant les traits d’une femme, le Parisien faisait un clin d’œil (volontaire ou non) à Serge Gainsbourg, qui, pour son seizième album studio, « Love on the Beat » (1984), était touché de la même envie. En est ressorti un cliché devenu culte et capturé par l’objectif de son ami photographe William Klein.
Toutes celles et ceux qui ont pu travailler avec Gainsbourg l’ont déjà dit. Serge était un artiste qui savait exactement ce qu’il voulait. En l’occurrence, en 1984, à l’approche de la sortie de son seizième disque, le chanteur désirait se transformer en un « trav’ haut de gamme ». Selon lui, il n’y avait qu’une personne qui pouvait magnifier cette volonté. Un homme qu’il a rencontré en 1967 sur le tournage d’un film dont il devait composer la musique. Conquis par les images du Mr. Freedom de William Klein, il finira par se retrouver face caméra. Il obtient de la part du réalisateur un rôle sur mesure : M. Drugstore. Une expérience qui se soldait par une amitié solide entre ces deux êtres originaux, qui avaient en commun bien plus que ce goût prononcé pour l’art.
Ces similitudes entre les deux hommes, William Klein, par ailleurs décédé le 10 septembre dernier, les a longuement détaillées dans les colonnes du magazine Polka :
« Nous avions beaucoup de points communs : tous deux nés en 1928, tous deux fils d’émigrés juifs d’Europe de l’Est (moi de Hongrie, lui de Russie), avec le même genre d’humeur et d’humour… J’adorais sa façon d’être à l’écart des choses, des médias de masse. J’avais d’ailleurs imaginé un film dont il aurait été la star, mais il est mort avant que nous puissions le réaliser. Cela s’appelait “Le retour du pétomane”, l’histoire d’un garçon de café plutôt moche et décati qui s’avérait être un pétomane de génie et que tout le monde allait se mettre à aduler… J’imaginais ce scénario comme une sorte de satire du vedettariat. »
Mais en 1984, au lieu de critiquer ce « vedettariat », l’objectif est de renouer avec. Car selon Gainsbourg, qui a enfin pu joindre Klein par téléphone alors que ce dernier tournait en film en Italie, « il faut organiser [son] come-back ». Expliquant à son ami qu’il est « en perte de vitesse », Gainsbarre se creuse les méninges pour que la sortie de son prochain album, « Love on the Beat », fasse l’effet d’une bombe. Côté textes, on est OK : les paroles des chansons sont toutes orientées sans faux-semblant sur le sexe. Pour le son, tout est bon : le reggae, c’est fini, le funk l’a remplacé. En ce qui concerne l’image… Gainsbourg souhaite se travestir. « Tu veux ressembler à une vieille pute décatie ? » plaisantera son ami.
En dépit de ce mot d’humour gras, William Klein accepte la requête de Gainsbarre. Celle de vouloir « être belle », de mettre en valeur ses « beaux yeux et [son] visage fin », qui malgré ses « oreilles décollées » laisse apparaître une « belle bouche ». Il lui donne donc rendez-vous dans son studio parisien. Toujours pour Polka, le photographe s’est rappelé des détails de cette session :
« Bon, autant vous dire qu’il y avait du travail. Vous vous souvenez de ce à quoi il ressemblait dans ces année-là ? [Sa période Gainsbarre ; ndr] On s’est donné rendez-vous à Paris. Il est arrivé dans mon studio avec sa maquilleuse, les lèvres rouges, de faux ongles… On s’est mis à travailler en noir et blanc, en s’inspirant d’une photo de mode assez similaire, avec un mannequin à la cigarette, que j’avais réalisée pour le magazine Vogue. Je l’ai prévenu qu’on allait devoir retoucher à mort ! Mais il était emballé. Il voulait être un trav’ haut de gamme. »
Le résultat, ce sera cette photo que vous connaissez tous, et où l’on voit Serge Gainsbourg fumer un « cigarillo, avec cette cendre étonnamment longue ». Devenus iconique avec le temps, ce disque et par extension ce cliché, seront couronnés de platine et se retrouveront dans quelques 400 000 foyers.
Le fin mot de cette histoire revient bien entendu au photographe émérite. Via cet extrait encore une fois pioché dans son interview accordée au magazine Polka en mars 2016, William Klein se montre dithyrambique auprès de son défunt ami :
« Je trouve que cette prise de vue pour “Love on the Beat” illustre parfaitement son goût pour la provoc’. C’était son personnage, c’était un jeu. Il était très préoccupé par son allure et c’était un grand timide. J’aime cette photo parce qu’elle nous montre un troisième Serge, ni Gainsbourg, ni Gainsbarre… J’ai toujours trouvé, dans sa façon d’être devant les caméras, devant les appareils photo, dans sa manière de se déplacer pour faire vivre son corps devant le public, qu’il y avait là une sorte de tristesse, une douleur très photographique. Ça me bottait ! Et son fameux come-back, ça a marché à fond ! “Love on the Beat” a été un formidable succès commercial et public. Pour ma part, je l’admirais. »
Une autre histoire qui dépeint à nouveau toute la complexité du personnage Serge Gainsbourg. Tantôt trop provocateur, comme il a pu le montrer avec son film Charlotte For Ever (1985). Tantôt trop insaisissable, à l’image de sa collaboration avec une Vanessa Paradis alors au début de sa carrière. Un artiste dont on pense tout connaître, à tort, puisqu’un nouvel ouvrage de textes manuscrits — Les Petits Papiers de Serge Gainsbourg — vient d’être publié.
Crédit photo en une : Détail pochette Serge Gainsbourg « Love on the Beat » (1984)