2022 M05 22
Les histoires d’amour finissent mal… en général. Avec Frank Ocean, cette maxime s’est une nouvelle fois vérifiée, mais pas vraiment dans le sens qu'on pourrait imaginer. S’il a d’abord signé sur Def Jam le cœur rempli de bonnes intentions, il aura végété au sein du roster pendant de longues années. Tout ça, jusqu’en 2016, moment qu’il a choisi pour quitter la structure, la tête haute, après avoir réalisé un coup de maître pour s’en dépêtrer. Mais on ne va pas vous raconter la fin de cette histoire avant son début.
Au milieu des années 2000, il n’y avait pas encore de Frank Ocean. Pourtant, un certain artiste répondant au nom de scène Lonny Breaux commençait à faire du bruit. S’il est persuadé qu’il réussira dans la musique, l’heure est aux petits boulots pour gagner son pain. Une situation qui va changer lorsque l’industrie se rendra compte de son don d’écriture. C’est donc par sa plume qu’il intègre le milieu. À la fin des années 2000, il signe des textes pour John Legend (Quickly, 2008), Brandy (1st & Love, 2008), ou bien Justin Bieber (Bigger, 2009). Et la liste est encore longue, comme le confirme cet article de Rolling Stone.
Désormais reconnu pour ses talents de «ghostwriter », Christopher Breaux dans le civil va passer de l’ombre à la lumière. En 2010, il intègre le collectif Odd Future, fondé par un certain Tyler, The Creator. Boosté par ses nouvelles rencontres, Lonny Breaux change de nom pour devenir Frank Ocean — un alias qui apparaît pour la première fois sur le morceau She, extrait du debut album (solo) de Tyler, The Creator, « Goblin » (2011). Toujours dans le sillage de la tentaculaire bande de potes de Los Angeles, la même année, il rencontre le producteur Christopher « Tricky » Stewart. Si son nom ne vous dit rien, cet homme est pourtant très identifié dans le paysage musical outre-Atlantique. Grâce à lui, les carrières de Beyoncé, Rihanna, ou Mariah Carey ont pris une autre ampleur.
Après avoir chuchoté à l’oreille des patrons de Def Jam, toutes leurs attentions se portent sur Frank Ocean. Il signe donc son premier contrat d’artiste solo au sein de cette imposante structure. Si de base cette idée semble bonne, la suite des événements prouvera tout le contraire. Dans une interview accordée à The Fader, Tricky Stewart avouait :
« Frank est arrivé avec la ferme intention de devenir l’un des meilleurs artistes du label. Il gardait cet objectif en tête, avec un esprit ouvert. Mais le rallier à Def Jam a été une espèce de désastre, une énorme erreur de ma part. Le label n’était pas motivé par cette signature. Ils ne lui ont pas donné le respect qu’il méritait. Je n’arrivais pas à faire en sorte que Def Jam s’occupe de lui comme je le souhaitais. De son côté, il disait souvent : “le label ne fait rien pour moi”. Et c’était vraiment le cas, Def Jam ne le supportait pas du tout à ce moment. “nostalgia, ULTRA.” est venu de là, de cet instinct de survie, du talent pur de Frank. »
Cette mixtape, « nostalgia, ULTRA. » parue en 2011 est donc le premier projet solo de Frank Ocean. Un disque réalisé au nez et à la barbe de Def Jam, sans que ces derniers ne l’aient aidé à aucun moment, et qui ne rentre donc pas dans le deal des deux albums que stipule son contrat. Lorsqu’il est sorti — gratuitement sur le site de Odd Future — le succès a été instantané. Tout le monde voulait signer ce kid à l’univers si singulier, même Def Jam, qui n'a pas reconnu son propre artiste sous cette nouvelle identité.
Alors que les lumières étaient braquées sur lui, la major changea son fusil d’épaule. Les têtes pensantes se décidèrent enfin à débloquer des fonds afin qu’il puisse réaliser son « vrai » premier album. Il aurait été question d’un million de dollars, comme l’affirme le site Views. Quoi qu’il en soit, il faudra attendre quelques mois pour que « Channel Orange » (2012), premier album de Frank Ocean publié par Def Jam voit le jour. On ne va pas refaire l’histoire, mais grâce à ce bijou de presque une heure, son créateur change définitivement de dimension. Pour vous donner des chiffres, la première semaine, le disque s’écoule à 131 000 copies (digitales et physiques cumulées) et se classe à la deuxième place du Billboard 200.
En 2014, après avoir tourné comme une toupie pour défendre « Channel Orange », Frank Ocean annonce avoir commencé la confection d’un deuxième disque. Pour ce dernier projet qu’il doit à son label, il s’apprête à réaliser un coup de maître. Au beau milieu de l’été 2016, une information rompt un silence prolongé. D’un coup, « Endless », un album visuel de 46 minutes diffusé via Apple Music voit le jour. Tout le monde pense que Frank Ocean vient enfin de partager son deuxième projet. Def Jam aussi. Mais en réalité, il n’en est rien. Il s'agit juste d'un projet pour terminer son contrat avec son label, et sortir de là.
Désormais affranchi de son contrat avec la major, dès le lendemain de cette sortie, un autre disque est publié. Il s’appelle « Blonde » (son véritable deuxième album, donc) et porte la griffe d’une structure encore inconnue jusqu’ici, Boys Don't Cry. Sous ce nom, se cache Frank Ocean, qui spécialement pour l’occasion, a créé ce label totalement indépendant. En gros, cela veut dire qu’il est le seul à toucher les droits et qu’il vient de faire un joli fuck à Def Jam. Ce deuxième album fait encore mieux que le premier : il se vend à 275 000 exemplaires en première semaine et aurait permis à son créateur d’empocher la modique somme d'un million de dollars... en seulement 7 jours.
Plus le temps passe, plus Def Jam doit l’avoir mauvaise. Déjà, parce que ce deuxième disque est devenu un classique pour beaucoup, notamment Pitchfork, qui le nommait meilleur album de la décennie 2010. Sans parler d’argent et donc de ce cruel manque à gagner pour le label, le comportement de Frank Ocean a beaucoup fait jaser dans le milieu. Beaucoup l’ont pris en exemple pour rééquilibrer le rapport de force entre jeunes artistes et labels. Encore plus quand il s’est mis à parler librement de cette affaire, comme on peut le lire sur cet article de Dazed & Confused datant de 2019 où il répond à une question d’un autre artiste, JPEGMafia :
« Qu’est-ce que tu as ressenti en [doublant] ton label comme ça ? Tous ces vieux blancs nous font ça tout le temps, donc qu’est-ce que ça faisait de leur faire vivre un truc qu’ils ont inventé ?
- C’est marrant de parler de ça parce que je ne pouvais pas réellement l’évoquer pendant plusieurs années. Je ne pouvais évidemment pas le dire au label. Mais d’un autre côté, je ne pouvais pas en parler à Apple parce que c’est un petit milieu et la nouvelle serait arrivée aux oreilles du label, c’est sûr. Donc je l’ai gardé pour moi et pour quelques proches. Je me baladais en permanence avec mes disques durs lorsque j’étais en déplacement, car je ne stockais rien en ligne. Ces disques durs étaient devenus des représentations physiques de tout ce qui était en jeu à ce moment-là. Si les fichiers avaient leaké, tout se serait passé différemment pour moi. »
Une histoire contemporaine qui a tout du mythe de David contre Goliath. La prochaine partie est peut-être même prévue pour bientôt. En 2020, cet artiste total partageait deux nouveaux titres. Un indice pour la suite ?
Video of "Dear April" vinyl playback courtesy of u/christygrrrl on Reddit. pic.twitter.com/W3XxraEpiP
— blonded.blog (@blondedblog) March 27, 2020