La presse musicale est-elle en train de mourir ?

C’est la question que l’on se pose à la lecture du « Panorama de la presse musicale en France » publié par le Centre national de la musique. L’organisme y décrit « un secteur en sérieuse difficulté », frappé de plein fouet par la baisse du lectorat et la hausse des coûts, au point que l’existence même de certains magazines semble menacée. Un constat inquiétant qui laisse tout un secteur désemparé.
  • « A ce rythme, il ne nous reste que deux ans de vie, pas plus ! » Ce signal d’alarme est tiré par l’un des répondants à l’étude du CNM, qui a mené l’enquête auprès de 46 titres de la presse musicale (Tsugi, Rolling Stone, Rock & Folk, Les Inrockuptibles…) pour comprendre la crise qu’ils traversent.

    Le terme n’est pas galvaudé ici. Dans un contexte global déjà très difficile pour l’ensemble de la presse écrite, la presse musicale semble plus touchée que d’autres secteurs spécialisés. Selon le ministère de la Culture, son chiffre d’affaires des ventes de magazines a chuté de 27% entre 2016 et 2018, contre 5% pour le secteur du cinéma. Puis la crise sanitaire est arrivée, et la presse musicale a vu son chiffre d’affaires fondre encore de 29% entre 2019 et 2020, selon les répondants à l’étude du CNM.

    Parallèlement à cette érosion des recettes, les dépenses ont explosé dans le contexte d’inflation que tout le monde connaît. Le coût du papier a augmenté de 45 à 80% selon l’étude, et même de près de 100% selon Edouard Rencker, éditeur de Jazz Magazine et président du CEPM (Collectif des éditeurs de la presse musicale), dans une tribune publiée par Stratégies, ajoutant que le prix de l’encre s’est aussi envolé, parfois jusqu’à 80%.

    Plus grave encore, les annonceurs ont déserté la presse musicale papier, dont les revenus publicitaires ont connu un effondrement de 42% entre 2019 et 2020. Bien sûr, le Covid est largement en cause, puisque comme le rappelle l’étude « les producteurs de spectacle ont vu leur activité mise à l’arrêt et ont cessé leurs investissements ». Le problème est que cette tendance ne s’inverse pas depuis la fin de la crise sanitaire.

    Un encart très intéressant de l’étude explique ainsi que les annonceurs privilégient désormais largement le web et les réseaux sociaux où ils peuvent atteindre rapidement une audience massive, et où ils reçoivent aussi des données précises sur le nombre de personnes touchées. Et comme le lectorat de la presse musicale diminue, les investissements publicitaires en faveur du papier baissent d’autant plus.

    Mais alors comment vivent – ou plutôt survivent – la plupart des titres de la presse musicale ? Selon les chiffres publiés par le CNM, les ventes à l’unité (40%) et la publicité papier (36%) continuent de représenter l’écrasante majorité du chiffre d’affaires. Avec seulement 18% en moyenne, les abonnements arrivent loin derrière, ce qui rend les magazines très dépendants des kiosques – on y reviendra.

    Mais la statistique la plus marquante vient du numérique, dont les annonceurs rapportent 1% du chiffre d’affaires. C’est toujours plus que les ventes numériques, qui rapportent très exactement… 0%. À titre d’exemple, « les «Netflix» de la presse en ligne (Cafeyn, Epresse, Zinio...) ne reversent que quelques centimes par exemplaire » selon Edouard Rencker dans Stratégies – l’étude du CNM parle de 150€ par trimestre sur Cafeyn, et de 0,1 centime par téléchargement sur les « bouquets de presse » des opérateurs comme Orange.

    « Le digital n’est pas une solution. Il est puissant en visibilité mais très faible en revenu. Nous avons tout essayé, et nous pouvons refaire 25 fois le site sans que cela ne change rien parce qu’il n’y a pas de revenus, ou pas suffisamment. Il faudrait investir massivement dans le web pour arriver à générer 3 millions de vues, le seuil critique pour arriver à des revenus publicitaires conséquents, et, pour nous, ce n’est ni possible ni rentable. (Alexis Bernier, Tsugi) »

    Quant aux kiosques, ils restent indispensables, mais leur nombre décline aussi inexorablement, et la presse musicale y a non seulement de moins en moins de place, mais elle y est aussi de moins en moins mise en valeur selon Edouard Rencker, qui résume la situation crument : « dans certains kiosques, nos médias sont cachés derrière des gadgets et des couches de confiserie ». Mais le principal problème reste le fait que « les jeunes de 20 ans ne fréquentent pas les kiosques » selon Alexis Bernier.

    Eh oui, l’étude du CNM confirme ce que l’on sait déjà, à savoir que « la moyenne d’âge du lectorat (…) est généralement jugée élevée, surtout chez les abonnés ». Et si certains titres peuvent s’y targuer d’avoir réussi à rajeunir leur audience, l’étude rappelle la gageure de contenter plusieurs générations.

    Ce n'est pas un secret de polichinelle : les couvertures qui font vendre auprès du lectorat traditionnel sont celles sur les artistes établis depuis des décennies… ce qui n’aide pas à séduire les plus jeunes, dont les goûts musicaux dominants sont mal représentés par la presse musicale. Le CNM rappelle d’ailleurs une réalité assez hallucinante : « Il n’existe pas de magazine exclusivement orienté sur le rap qui soit distribué en kiosque. Il en a existé, mais ceux-ci ont disparu ».

    Conséquence de cette crise, la presse musicale paraît de moins en moins souvent, car les titres adoptent des périodicités de plus en plus espacées pour réduire les coûts. La majorité sont désormais bimestriels (40%), 30% seulement sont encore mensuels et 5% sont carrément semestriels – l'hebdomadaire a disparu avec le passage des Inrocks au format mensuel en 2021.

    Dans ce contexte, quelles sont les solutions demandées par la presse musicale ? D’abord une refonte du système des aides à la presse en France, qui subventionne surtout les « publications d’information politique et générale » (IPG), dont sont donc exclus la majorité des titres spécialisés de la presse musicale. Une inégalité de traitement qu’Alexis Bernier souhaite voir changer :

    « Nous souhaitons qu'une réflexion soit menée autour des aides et des critères IPG. Ils ne sont plus en adéquation avec la réalité de la presse écrite, avec des titres sur-aidés et d’autres qui tentent de survivre alors qu’ils sont un relai avec le public. C’est un vrai choix de société. »

    Dans Stratégies, Edouard Rencker plaide lui entre autres pour « un soutien de la part des structures subventionnées de la filière du disque et du live par l’achat d’espaces publicitaires » et pour « l’élargissement du pass culture aux abonnements imprimés ». Et il s’adresse directement aux pouvoirs publics :

    « Soit on veut traiter l’univers culturel avec la diversité et les véritables choix éditoriaux que la musique mérite, soit on pense que la musique peut vivre uniquement sur les grandes plateformes américaines et que les algorithmes sont les maîtres du jeu. Et la presse musicale disparaîtra. Il en va également de l’avenir de la création musicale française. Quelle société voulons-nous ? »

    En attendant de connaître la réponse, un événement ne trompe pas : abondamment cité dans l’étude – réalisée en 2021 et 2011 –, le magazine Trax a arrêté sa publication récemment.

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