2023 M07 10
Le rap est une musique de jeune. On connaît le refrain, repris par quiconque dès lors qu’il s’agit d’évoquer un genre en perpétuelle évolution, jamais là où on l’attend et sans cesse incarné par de nouvelles icônes, plus ou moins éphémères. Dans un tel écosystème, il n’est pas étonnant que des rappeurs présents depuis une petite dizaine d’années soient vus comme des anciens, des « OG » - un terme que Deen Burbigo se réapproprie volontiers le temps d’un double EP, dont la deuxième partie vient tout juste de paraître.
Et s'il y a quelque chose de drôle à entendre un rappeur de 36 ans se considérer comme un « grand-père » (« ojisan » signifiant « homme d'âge mur » en japonais), c'est aussi parce que Deen Burbigo est présent depuis plus d'une décennie, auréolé d’un disque d’or (« Grand cru », 2017), mais réellement épanoui (du moins, pense-t-on) depuis la sortie de « Cercle vertueux » en 2020, un deuxième album où le rappeur de Toulon, installé à Paris depuis 2008, accepte moins de concessions, se fiche des refrains chantés et assume ce qui fait sa force : l'amour des mots.
À peine entré dans « OG San II », on retrouve intact le style si atypique de l’ex-membre de L’Entourage (Nekfeu, Alpha Wann, Jazzy Bazz), désormais à la tête de son propre label (Saboteur Records) : cette voix grave qui « n’articule que du factuel », ce goût pour les rimes multisyllabiques, cet attrait pour les allitérations et cette volonté de jouer les médiateurs entre la technique et le propos socialement concerné.
Ne jamais, donc, chercher de passages superflus chez Deen Burbigo, rappeur lucide et fier de l’être. Car, si d’autres techniciens excellent dans le déploiement de punchlines plus imagées que finalement politisées, l'intéressé, lui, donne au rap dit conscient (terme horrible s’il en est !) un sens nouveau et hérité des années 2000 (« Temps mort » de Booba, par exemple), préférant placer ses réflexions sur le monde entre deux phrases égotripées plutôt que de verser dans les morceaux à thèmes.
Ses textes, ce sont des arrêts sur image, des moments saisis sur le vif où l'on peut tout dire, faire côtoyer le langage familier et le soutenu, les confidences personnelles (« Seize ans, j'rêvais d'la SACEM de Soprano, des Psy4 / Et d'ken la psychiatre des Soprano ») et les propos plus engagés. Entre deux révélations vantardes, une réflexion sur l'amour et la violence ou divers élans de sagesse, on l'entend ainsi multiplier les piques sur l'état actuel de nos sociétés : « Nos valeurs sont ancestrales, R.A.F de leurs valeurs actuelles » ; « J'attends qu'les banques s'effondrent, j'veux voir c'qui s'passe ensuite », etc. À l'évidence, Deen Burbigo a des choses à dire, et se moque bien de l'avis d’une industrie plus que jamais allergique à toute forme de politisation du discours.
Une telle approche n’empêche pas ce fan de Nipsey Hussle de rester fidèle à ce qui a toujours fait sa force, l’affirmation de soi via des rimes qui rappellent de quelle école il est issu : les Rap Contenders, ces battles qui, au début des années 2010, ont redynamisé la scène française autour de quelques fines gâchettes (Nekfeu, Alpha Wann, Dinos…).
Cette expérience explique peut-être en grande partie pourquoi Deen Burbigo cherche aujourd’hui à laisser ses marques dans l’histoire d’un rap qu’il connaît de trop près pour ne pas avoir, parfois, envie de le prendre au bras de fer : « Ça parle rap français, j'me sens pas trop visé / Vos amis rappeurs, c'est nos admirateurs / On l'a improvisé, ils l'ont appris par cœur. » En clair : maintenant que le temps est venu d’assumer son statut d’ancien, Deen Burbigo propose une meilleure version de lui-même, plus étendue, plus maîtrisée, et donc plus fascinante.