2022 M01 21
“À force de m'plaindre, j'attends plus l'argent, j'vais l'prendre” : ce constat, formulé par Booba sur Ma définition, devenu un classique du rap français, sonne aujourd’hui comme un dogme tant on assiste ces dernières années à un déferlement d’artistes attachés aux principes de l’indépendance. À l’époque (le début des années 2000, donc), la démarche n’a pourtant rien d’inédite : les rappeurs affichent leur ambition, affirment leur propos avec arrogance et ne craignent à aucun moment de défendre leurs idées. Là où B2O se démarque, c’est malgré tout dans cette quête financière, qui le démarque illico d’une ancienne génération (« L’argent pourrit les gens », etc.), et dans cette écriture, imagée et percutante.
En clair, Booba ne dit foncièrement pas autre chose que ses contemporains, mais sa façon de « cracher sa haine », sa faculté à enchainer les punchlines et sa « révolution dans l’élocution » emportent l’adhésion. Et posent les bases d’un style, fait de rimes égotiques, de constats sans morale et de formules qui claquent, surtout lorsqu’elles sont prononcées par un rappeur à la technique et au flow si particuliers.
« Booba travaillait déjà un peu sur Temps Mort au moment de Mauvais œil, racontait à Brain Laurent Kalzone, auteur de la pochette de l’album de Lunatic. C’est sans doute pour cela que les deux projets se sont enchainés rapidement et que l’on retrouve peu ou prou les mêmes personnes dessus. ». Logiquement, B2O s'appuie donc ici sur la même équipe que pour « Mauvais œil », sorti deux ans plus tôt : Animalsons et Fred Le Magicien à la production, plus imposante, électronique et métallique que par le passé, mais également Ali et toute l’équipe du label 45 Scientific (Brams, Mala, Nessbeal pour une de ses premières apparitions).
Certaines intentions ont quelque peu vieillies aujourd’hui - que retenir, après tout, d’Animals si ce n’est cette phrase balancée par LIM dans le refrain : « Autant transporter d'la dope dans le cul d'un cheval » ? Reste que « Temps mort » se révèle toujours aussi brillant, de maitrise, de fulgurances, d'envolées hardcores (« Quand j'vois la France les jambes écartées j'l'encule sans huile ») et de beats qui regardent vers l’avenir. « Que le hip-hop français repose en français », fanfaronne-t-il : plutôt que sa mort, c’est au contraire de nouvelles règles à suivre qu’il pose ici.
Limsa d’Aulnay, Dinos, Nekfeu, Alpha Wann, Jazzy Bazz, Damso ou encore Primero et Josman : combien de rappeurs ont fini par faire allusion, de façon plus ou moins directe, à cet album fondateur ? La liste est longue, et peut légitimement se justifier : rares sont en effet les disques, à l’époque, à avoir touché un aussi large public (160 000 exemplaires vendus l’année de sa sortie) avec un rap cru, cinglant, dénué d’optimisme et profondément connecté à la rue. « Temps mort », c’est l’album d’un lyriciste obnubilé par l’idée de raconter le quotidien des gens comme lui, un jeune homme issu de ces quartiers où les lacets servent de garrots, où des mecs, toujours les mêmes, fument des clopes en trouvant la meilleure façon de raconter des anecdotes que leurs potes ont déjà entendu mille fois.
C’est là toute la singularité et la puissance de Booba : parler d’une réalité déjà entendue ailleurs dans des morceaux qui, bien que dépourvus de thèmes et souvent égotiques, mettent en son une succession de phrases choc, incisives, qui s’enchainent avec aisance et dressent le tableau d’une France à bout de souffle. Avec, toujours, ces allusions à la dope et ces images racailleuses : « J'suis en écoute à la Fnac et chez les RG ».
Ce que Booba ignore alors, ou fait mine d’oublier, c’est qu’il s’apprête à connaître son premier hit radio. Oublions le boycott de Lunatic par Skyrock. Oublions le street marketing mis en place par 45 Scientific afin de promouvoir « Mauvais œil ». À présent, le rappeur de Boulogne passe sur cette radio qui se dit « première sur le rap » grâce à un single qui, à bien des égards, s’accapare une formule propre au croisement des années 1990-2000 : une prod minimaliste, aux teintes mélancoliques, un refrain interprété par une chanteuse R&B (Kayna Samet) et un propos revanchard, nourri par des envies de conquête.
Avec Destinée, enregistré pour les besoins de la réédition, Booba a désormais un pied dans le salon du grand public, et il semble impossible pour lui de ne pas s’affaler à l’avenir dans le sofa. D’où, sans doute, la présence de titres tels que N°10 ou Baby sur « Panthéon », l’album suivant. D’où, peut-être, au moment de la réédition, sa volonté de tenir à bonne distance ses compères de chez 45 Scientific, trop intrusifs à son goût sur sa direction artistique.
Sur la version augmentée de « Temps mort », publiée en novembre 2002, on trouve également Inédit, où Booba constate lui-même son changement de statut : « Tout à coup l'indépendance bat des records / Putain, tout à coup, mon hardcore est devenu or ». On peut y voir là l’aveu d’un artiste qui se sait sur le point de changer de dimension. On peut aussi y voir le propos d’un MC (un terme étrangement tombé en désuétude) qui n’entrevoit la musique autrement que cinglante, qui refuse de réduire son rap aux codes de l'époque.
Chez lui, le rap est moins porté sur le combat politique que sur l’égo ou l’analyse froide de faits quotidiens : il s’agit avant tout de « défourailler sans état d’âme », et nul doute que « Temps mort » à contribuer à faire de cette absence de concessions une idéologie. Une Nouvelle écolle dans laquelle nombre de rappeurs continuent aujourd'hui de puiser leurs enseignements.