Dans la caméra de Wendy Morgan, derrière les clips de tous vos groupes préférés

Rencontre avec la Canadienne, à la réalisation de vidéos pour Alicia Keys, Lous and the Yakuza, The Kills, Gnarls Barkley, C2C et Janelle Monáe.
  • J'imagine qu'on ne se lance pas dans la réalisation de clips du jour au lendemain. Comment ça s'est passé pour toi ?

    J'ai étudié l'histoire de l'art à l'université McGill de Montréal. Une fois le diplôme obtenu, j'ai commencé à travailler comme assistante de production et je suis finalement devenue coordinatrice de production. J'étais déjà passionnée de musique, et c'est à partir de là que tout a commencé. Me spécialiser dans la réalisation de clips faisait sens étant donné que j'ai toujours été obsédée par les clips. Je les regardais en permanence, je découvrais la musique à travers ce format.

    Au point d'avoir toujours eu envie d'en faire ?

    Non, je n'ai jamais planifié d'en faire ma vie... Je n'avais même pas une vision claire du métier de réalisatrice. C'est juste que, un jour, je me suis dit que j'allais faire un essai. Dès lors, le choix paraissait évident.

    On se confronte à quels obstacles quand on s'investit dans un tel milieu ?

    Ma chance a été d'avoir du succès assez tôt dans ma carrière. Ce n'est que plus tard que j'ai été rejetée, simplement parce que j'étais une femme. Je me rappelle notamment de cette fois où, pendant la Coupe du Monde de football en Afrique du Sud, quelqu'un faisait référence à mon travail sur le clip Going On de Gnarls Barkley. Ils m'ont regardée, mais ne m'ont jamais adressé la parole. Finalement, l'agence a choisi d'engager mon directeur de la photographie et d'utiliser la même esthétique. Ils ont même essayé de reconstituer quelques plans du clip... C'était ridicule !

    Parlons pognon : on gagne bien sa vie quand on est réalisatrice de clips ?

    C'est très difficile de ne vivre que de cette activité. Les budgets ne sont pas assez élevés. Je pense que la meilleure chose à faire est de travailler en parallèle dans des milieux différents, comme je peux le faire avec la publicité. De toute façon, il n'y a pas beaucoup d'intérêt à ne faire que des clips, des publicités, etc.

    Et niveau financement, ça se passe comment ? Tu as assez de budget pour donner vie à tes idées ?

    Les idées et le budget sont rarement en accord, mais on fait tout pour pouvoir s'adapter au budget. La mise en scène peut parfois être frustrante, dans le sens où les emplois les plus rémunérateurs sont généralement les moins créatifs, mais on se débrouille toujours pour que ça fonctionne.

    Tu as rapidement eu l'occasion de travailler avec des gros noms du paysage musical. Tu expliques comment cet intérêt ?

    Tu sais, il suffit d'une très bonne vidéo pour pousser un réalisateur ou une réalisatrice au centre de l'attention. Au début de ma carrière, je travaillais essentiellement avec des artistes canadiens, dans une esthétique assez flashy, mais c'est le clip de Gnarls Barkley qui a imposé mon nom aux États-Unis. D'ailleurs, c'est également ce clip qui m'a permis d'entrer en contact avec Janelle Monáe.

    Tu peux nous raconter comment ça s'est passé ?

    Je vivais à Barcelone à l'époque. J'ai pu échanger par téléphone avec Janelle Monáe et son équipe créative. J'avais réalisé Going On un an auparavant, un clip tourné en Jamaïque, et Janelle avait adoré l'idée. Ils m'ont présenté leur idée, tout ce concept autour du Palace Of The Dogs et on a tourné deux clips en deux jours à Atlanta aux côtés de ma productrice, Jannie McInnes : Tightrope et un autre pour une chanson initutlée Cold War. J'en garde un souvenir spécial, notamment parce que Wondaland, l'équipe de Janelle, est un groupe de personnes talentueuses.

    Il y a aussi le clip Doing It To Death des Kills, très esthétique.

    Là encore, c'est Alison Mosshart qui a eu l'idée de tourner ce clip dans un cimetière. James Hince et elle voulaient quelque chose en mouvement, et c'est sans doute pour ça qu'ils sont venus me chercher. De mon côté, je me suis contentée de m'approprier leur idée et de la mettre en scène. D'où ce cortège funéraire, avec ce thème de la mort et cette boucle sans fin, qui forme un cycle. Comme si nous étions censés le faire jusqu'à la mort, je suppose.

    La question peut paraître naïve, mais y'a-t-il une différence entre un groupe de rock comme The Kills et une pop star comme Alicia Keys ?

    La mécanique est différente, dans le sens où Alicia Keys a plus de managers et de gens autour d'elle. Tout est plus grand. Mais en fin de compte, ce sont des femmes très artistiques et très terre à terre. Alicia et Alison ont toutes les deux des idées et prennent leur art très au sérieux. Je dirais donc que, oui, c'est différent d'une certaine façon, mais en fin de compte le processus est le même.

    Jusqu'à présent, tu as surtout travaillé avec des femmes. C'est un choix ou une coïncidence ?

    Un peu les deux ! Il y a quelque chose de très cool dans le fait de travailler avec des femmes, surtout quand celles-ci se nomment Lous & The Yakuza ou Janelle Monáe. Je suppose que je suis attirée par les femmes créatives.

    Pourquoi ça ?

    Parce que leurs idées, leurs récits et leurs vies ont quelque chose qui tient de l'inédit. Le monde est encore difficile pour les femmes, alors quand je vois l'une d'entre elles suivre sa propre lignée et défier les attentes, je veux faire partie de son aventure.

    Les clips de Lous & The Yakuza ont permis à sa musique de toucher le public américain, en particulier l'actrice-réalisatrice Issa Rae. Tu as l'impression de mieux comprendre les codes de la culture américaine ?

    Je ne sais pas si j'en comprends les codes, mais je suis canadienne. J'ai donc été baignée dans la culture américaine. C'est ce que je connais le mieux.

    Comment expliques-tu le succès de Lous aux États-Unis ?

    Lous est tout simplement très différente des artistes américains. Elle est frappante, sur bien des points : elle est africaine, elle chante en français, elle écrit ses chansons, son style est très évolué. Je pense que sa créativité et sa profondeur sont évidentes, même pour les gens qui ne comprennent pas le français. Et franchement, la plupart des pop-stars noires américaines sont des femmes noires à la peau claire. Lous, avec son beau teint, établit un nouveau standard de beauté que je trouve extrêmement rafraichissant pour un public américain. Je pense que Lous représente la jeune avant-garde africaine, extrêmement créative, que l'Amérique a besoin de voir.

    Peux-tu revenir sur le tournage d'Amigo ?

    À l'origine, on devait tourner en Afrique du Sud, mais ça a été mis à mal à cause du coronavirus. On a fini par tourner en France plus tard, cet été, après le confinement. La chanson Amigo est liée à une histoire personelle très lourde et j'ai tout de suite imagé une sorte de monde parallèle où Lous combattrait un ennemi invisible. Beaucoup d'idées, d'ailleurs, étaient basées sur l'imagerie des contes de fées et sur la création d'un monde sublime où Lous pouvait évoluer entre différents personnages emblématiques.

    À l'avenir, tu aimerais développer ce genre de collaboration sur le long terme avec d'autres artistes ?

    C'est sûr ! Ma relation avec Lous est très étroite, on fait confiance aux goûts et aux idées de chacune. Dans Amigo, en particulier, Lous a beaucoup contribué à la création. Elle a eu quelques idées clés à partir desquelles j'ai pu créer. Par exemple, elle souhaitait faire un clin d'œil à la vidéo de Kate Bush, Wuthering Heights, et cela a en quelque sorte permis d'imaginer cette scène d'ouverture, où on voit Lous sur la falaise.