Avant PNL, il y avait le cloud rap de TripleGo

Fer de lance de sa ville de Montreuil dans le 93, le duo TripleGo distille depuis le début 2010 une musique unique dans le paysage rap français. Quelles que soient les productions que le beatmaker MoMo Spazz compose, le rappeur Sanguee s’adapte et se distingue de la mêlée. À l’origine d’une discographie florissante, avec d’autres ou seuls, ils sortent tout juste « En attendant Gibraltar Part II », un EP qui multiplie les esthétiques, allégorie de leur parcours.
  • Enfermer TripleGo dans un style est une douce hérésie. Pour cerner leur art, il faut plutôt se rattacher à ce que le rappeur Sanguee, moitié du duo, expliquait au média Yard : « On veut raconter ce qu’on vit et en même temps que l’auditeur s’évade. C’est le fil rouge entre la musique qu’on faisait à l’ancienne et celle d’aujourd’hui. » Une manière habile d’introduire le concept de « voyage ». L’une des clefs pour décrypter leur œuvre, qui, depuis leurs débuts, multiplie les aller-retour entre les pays et les genres, entre l’Algérie, le Maroc et le chaâbi, l’Amérique du Sud et le reggaeton, l’Angleterre et la 2-step ; tout ça, sans jamais quitter Montreuil.

    Au vu de la complémentarité qui règne entre les deux entités du groupe TripleGo, il est évident que MoMo Spazz et Sanguee se connaissent depuis un bout de temps. Quand ils se rencontrent sur les bancs du collège, les deux complices ont déjà en tête la suite de leurs affaires. Côté Sanguee, ça sera le rap, discipline qu’il pratique depuis tout jeune, lors de lives ou d’open-mics. Concernant MoMo, « plus geek et autodidacte », le futur s’écrira en production. La naissance de TripleGo intervient quand le beatmaker propose au MC de rapper sur de l’électro, une pratique très peu répandue à l’époque. Après un essai « nul de ouf », le duo se met en tête de « faire un son mieux, puis un son encore mieux, et un son encore, encore mieux » comme Sanguee le raconte à Yard.

    TripleGo a sans cesse eu cette volonté de faire une musique originale. En 2013, alors que la France s’enfonce dans la trap bien bousculée par l’album « Or Noir » de Kaaris, la paire opte pour une direction artistique radicalement différente. Flow susurré, beat vaporeux, planant, mais ténébreux, ils publient Monnaie x2, maligne introduction à leur travail. Une synthèse entre rap et électronique qui renvoie (forcément) au travail de feu DJ Mehdi, authentique accroc des rapprochements entre ces deux mondes. 

    Dans la foulée de cette chanson, ils partagent leur premier projet officiel, « Overdose » (2013). Sans grandes ambitions à ce moment-là, Sanguee et MoMo sont en mode scientifique dans leur labo. Ils affinent leur formule, symbolisée par des contrepieds et des ambivalences musicales et techniques, notamment cette façon originale d’utiliser l’autotune, plus froide et robotique qu’à l’accoutumée, ou cette tendance à ne pas chanter exclusivement en Français. Dans le lit du torrent de leurs projets « Eau Calme » (2014) et « Eau Max » (2016), les complices perdent peu à peu la naïveté du départ. Tout ça, jusqu’à ce qu’un autre clip, celui de Codé, vienne valider la progression et le style des Montreuillois.

    L’année suivante, les deux frères d’arme atteignent un autre niveau. Comme Sanguee le raconte dans cette interview de l’Abcdr du Son, le disque « 2020 » (2017) a fait bouger les lignes : 

    « On est devenus plus crédibles avec ce projet, on a été vu comme des mecs plus pros, mais dans la conception rien n’a changé. On l’a fait à notre sauce, on voulait quelque chose de sombre, sans émotion, sans âme, robotique. C’est un disque très expérimental, mais qui a bien pris […]. On l’a envoyé comme ça et on a eu beaucoup de retours, beaucoup de messages de mecs comme Martin Solveig. »

    Parmi les tracks de ce projet, outre le featuring avec leur proche collaborateur Prince Waly (Cali), il y a PPP, un morceau lent et lascif, qui a fait son petit effet au moment de sa sortie. Telle une métaphore à leur musique, dans les images qui accompagnent la chanson, le duo se pavane à dos de dromadaire dans un stade. Leur idée sera d’ailleurs reprise plus tard par une concurrence visiblement mal inspirée. Désormais bien installé, le groupe s’apprête à passer la seconde avec leur premier vrai album. 

    Retardé par de petits soucis contractuels avec leur ancien label, et le temps de monter leur propre structure, « MACHAKIL » arrive en mars 2019 — ironie du sort, « machakil » signifie « problèmes ». Ce disque marque un tournant fort dans le parcours de TripleGo. Si les esthétiques explorées restent plus ou moins les mêmes, qu’elles soient orientales avec des touches de derbouka, ou électroniques et plus rapide comme sur Pagavinho, la réelle différence intervient dans les mots de Sanguee. Toujours guidé par cette idée de « cœur glacé » et cette solitude caractéristique, il simplifie sa plume pour « rapper comme il parle ». En résulte des textes plus crus, précis, chauds puis froids, robotiques ou organiques.

    Maintenant que le MC et MoMo ont brisé ce plafond de verre en sortant cet album et en devenant leur propre producteur, ils peuvent laisser libre cours à leur productivité. Aujourd’hui, leur discographie compte plus d’une dizaine de projets officiels et un nombre de singles et de clips conséquents, envoyés au gré des humeurs et des envies. Avec toutes leurs sorties, leur son ne semble plus avoir de limite géographique ou temporelle. Que ça soit avec Ghetto House (« 3 » 2020) qui, comme son nom l’indique, fait référence à ce style particulier de Chicago, ou le plus hispanique Morena (« TWAREG 2.1 » 2021), les frontières tombent les unes après les autres.

    En guise de dernière destination, la paire a jeté son dévolu sur Gibraltar. À l’intérieur de ce double EP, on a pu déceler une autre chose assez rare. Dans la partie une, les deux artistes s’ouvrent (pour une fois) à de nouveaux collègues de son. Si on avait notamment pu les voir aux côtés des producteurs Ikaz Boi en 2018 lors du titre 4K puis de ISMA pour Feen Kenou, une chanteuse vient pour la première fois se joindre à eux. Elle s’appelle Kristel Fabre, pose sa voix sur une rythmique reggaeton et ouvre donc encore plus leur champ des possibles.

    Si les Montreuillois naviguaient jusqu’ici entre les portes de la mouvance underground et celles du « mainstream », leur avenir semble aujourd’hui se préciser. Comme certaines têtes d’affiche de la discipline, ils ont eux aussi, au début du mois de juillet, uni leur force avec une marque de vêtement. Pour Sergio Tacchini, ils ont composé un morceau qui accompagne une vidéo où l’acteur Saïd Taghmaoui occupe le premier rôle. Un ultime signe avant-coureur d’une renommée nouvelle ? Fort probable, puisque TripleGo, c'est comme du rap, mais en mieux.

    Crédit photo en une : YouTube « TRIPLEGO – HABEEBA »

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