2022 M04 26
Imaginons un instant un bar idéal, quelque part dans les cieux. Au sein de l’établissement, Brel, Ferré, Brassens, Gainsbourg et même Coluche tapent la discute, tout sourire d’entendre Renaud chanter les mérites de ce titre écrit en 2002 (Mon bistrot préféré). Vingt ans plus tard, nul doute qu’Arno figurerait aisément parmi la liste des célébrités avec lesquelles le blouson noir de la chanson française partagerait volontiers une pinte.
En cause ? Le mode de vie du Flamand, fait de drogues, d’alcools et de clopes, mais surtout son répertoire, rongé par la mélancolie, l’amertume et le romantisme - ce n'est pas son étrange duo posthume d'ores et déjà annoncé avec Mireille Mathieu qui doit remettre cette vieille certitude en doute, tant Arno, à défaut d'être un avant-gardiste, n'a pas eu son pareil pour concilier romance et chanson « à la française », histoire de reprendre le titre de son cinquième album, sorti en 1995.
Depuis le début des années 1970, période au cours de laquelle il forme ses premiers groupes, Arno n’a en effet jamais cessé de chanter les vies de traverse : celle de ces gens pas heureux ni malheureux, celle de cette femme qui adore le noir, celle des filles de bord de mer, celle de ces gens qui trainent dans des rades miteux, où les habitués sont des légendes et les poivrots des poètes. Surtout, Arno aimait chanter sa vie, poétique, inspirante et foncièrement rock.
Pour ce fan d’Elvis, de Bob Dylan et des Stones, qu’il allait voir en concert à Londres en prenant le ferry, tout commence à 18 ans, en 1967, lorsqu’il tourne le dos au système scolaire. Il n’a pas vraiment d’idées en tête, seulement des envies. Comme celle de monter différents groupes : il y a d’abord eu Freckleface (1972, un album), puis Tjens Couter (1975-80, deux albums) et enfin TC Matic, formation proto-new wave avec qui il publie quatre albums et une flopée de singles plus ou moins marquants. Parmi eux, Putain putain, hymne improbable enregistré dix-neuf ans avant le passage à l'euro et repris en février 2022 par Stromae - le week-end dernier, le Maestro belge a d'ailleurs tenu à rendre hommage à son « tonton » sur la scène de Coachella. Le symbole est fort.
Depuis 1986, c’est surtout en solo qu’Arno s’est attisé la sympathie de milliers de mélomanes, tous très attachés à ce que contiennent ses quatorze albums en solitaire : du réalisme social, une fausse pudeur, une simplicité d’apparence des mélodies, de l’incertitude, des sentiments fragiles, mais surtout cette voix, rauque et pourtant capable de charrier les émotions les plus sensibles.
Passionné de blues, Arno partageait en effet avec Sonny Boy Williamson et Muddy Waters le même goût pour les vies foutraques et les récits contrastés. Longtemps, le Flamand s’est même comparé à la Belgique : bordélique, déglingué et sans racines. Ce qui est évidemment faux : tout, dans sa discographie, le ramène sans cesse à sa mère, prématurément disparue (Les yeux de ma mère), aux valeurs de ses origines sociales (son père était syndicaliste), à Ostende, sa ville de naissance où il servait la tambouille à Marvin Gaye au début des années 1980, et au rock, qu’il a toujours pris plaisir à explorer, reprenant Queen ou les Stones, collaborant avec Craig Armstrong ou The Experimental Tropic Blues Band.
Toujours en mouvement, Arno se savait-il condamné ces deux dernières années, rythmées par les hospitalisations, les chimiothérapies et les concerts donnés assis ? C’est fort probable lorsqu’on réécoute cette dernière interview accordée fin mars à France Inter : « La musique me sauve encore en préservant mon état d’esprit (…). J’ai eu une vie merveilleuse, j’ai voyagé partout dans le monde grâce à la musique, j’ai joui de la vie. Je prends ce bonheur avec moi. Merci la vie ! ».
Nul doute que beaucoup seraient aujourd’hui tentés de remercier à leur tour cet autoproclamé « chanteur de charme raté ». Parce que peu d’artistes ont su raconter comme lui les amis qui pleurent (Voir un ami pleurer), l’adolescence éternelle (Je ne veux pas être grand) et la solitude avec, toujours cette facilité des mots enchevêtrés. Mais aussi parce qu’Arno a su séduire bien au-delà du secteur musical. On l'a vu aux côtés de Bashung dans J'ai toujours rêvé d'être un gangster, à la bande-son chez Bertrand Blier (Merci pour la vie, 1990) ou chez Michel Piccoli, qui ne tarissait pas d'éloges au sujet du « Flamand rock » : « Il a la générosité de la séduction, le chaos du lyrisme, la liberté du débordement. Je le tiens pour un spécimen rare, comme on le dit d'une plante. »
Généreuse, libre et chaotique : en trois mots, c'est une certaine définition de l'œuvre d'Arno qui est posée ici. « Un vrai bazar », aurait-il dit, conscient d'avoir beaucoup tenté (des albums enregistrés aux États-Unis, des morceaux à l'accordéon, un disque avec Sofiane Pamart, des chants en flamands, en anglais ou en français, etc.) le temps d’une discographie unique, marquée par quelques moments forts (Les filles du bord de mer, Dance Like A Goose, Elle pense quand elle danse) et un verbe noirci par les aléas de la vie : « Je peux remercier l'être humain d'être aussi peu fiable », prétendait-il, lors de notre dernière rencontre, en 2016. Six ans plus tard, c'est à nous de le remercier, ne serait-ce que pour cette pulsion de vie qu'il a insufflée jusqu'à faire du titre de son dernier album une supplique qu’il lui est désormais impossible d'honorer : « Vivre ».
Crédits photo : Danny Willems.