“Fossora” de Björk : œuvre géniale ou caprice démesuré ?

Après deux albums enregistrés dans les tourments d’un divorce, l’Islandaise signe un disque pensé pour tous ces « gens qui transforment leur salon en boîte de nuit ». Si fête il y a sur « Fossora », c'est surtout celle de l‘audace, caractérisée par ce mélange d'orchestrations classiques et de techno hardcore.
  • « Elle vit là-bas dans cette maison/Mais son monde est ailleurs ». Cette phrase, formulée en 1987 dans Birthday, sonne aujourd’hui comme un dogme tant on a fini par comprendre à quel point Björk est une artiste hors du temps, toujours prête à faire vaciller les codes. Et ça, cette façon d’être pop tout en étant pointue, d'être à la fois abstraite et généreuse, ce n’était sans doute pas le plus simple à faire dans les années 1990 et 2000. Alors, qu’est-ce qui rend cela encore appréciable aujourd’hui ? Peut-être est-ce cette sensation qu’il faut sans cesse sortir la musique de ses gonds, l’explorer, l’exposer au danger.

    Bien mieux que tant d’autres artistes, l’Islandaise a compris que sa musique importe plus que ses interventions médiatiques, et que le storytelling est superflu. D'ailleurs, elle a tendance à agacer lorsqu'elle joue ce jeu et se perd dans des explications prétentieuses. Résultat : elle est devenue l'une de ces icônes pop capables de se verrouiller dans le silence entre deux projets, comme si elle ne pouvait communiquer qu’à travers l’art. Comme si, au fond, elle ne faisait que traduire musicalement un précepte cher à Marcel Duchamp : s'exprimer avec son âme, la manipuler en tant qu'outil créatif, au point que c'est elle qu'il faudrait considérer comme œuvre, et non la composition en tant que telle.

    Des idées mélodiques, Björk n’en a pourtant jamais manqué, n’hésitant pas à inviter différents fous du son à dynamiter son univers à la fois marqué, rapidement identifiable, et pourtant difficile à définir. Parfois, pour le meilleur : « Volta », enregistré aux côtés de Timbaland et le joueur de kora Toumani Diabaté, ou « Utopia », pensé aux côtés d'Arca. D'autres fois, pour le pire, à l'image de « Medúlla » et « Biophillia », deux albums remplis à ras bord de gadgets et d'envolées vocales indigestes.

    À lire une interview de Björk dans le Guardian, on comprend que ce « Fossora » se range illico dans la catégorie de ses albums (trop ?) conceptuels. Elle y voit un disque qui représente la vie au sein d'un monde féérique, un moyen de commenter « ce qu’il se passe lorsqu’on entre dans cette fantaisie et, tu sais, qu’on déjeune et qu’on ‘farrrrt’ et qu’on fait des choses normales comme rencontrer ses amis ». Très honnêtement, on ne voit pas trop où elle veut en venir. Mettons ça sur le compte de la licence poétique.

    En revanche, son onzième album est un magma d'idées, un disque connecté à la terre - là où « Utopia » était plus céleste -,une expédition joyeuse au sein des musiques électroniques dynamitée par la présence de Serpentwithfeet et, surtout, Gabber Modus Operandi, un duo de gabber indonésien très inspiré par le hardcore des années 1990.

    Ce ne sont pas là les seuls invités de « Fossora » : on y entend également les voix de ses enfants (sa fille, Ísadóra ; son fils, Sindri), ainsi que deux textes de sa mère, Hildur Rúna Hauksdóttir, chanteuse et activiste de l'environnement décédée en 2018. On y entend aussi un sextuor de clarinettes, omniprésent tout au long de « Fossora », comme pour contrebalancer avec les pulsations industrielles d'un disque que l'intéressée présente sous la forme d’une « techno biologique ».

    Là encore, on ne sait pas trop où elle veut en venir, mais l’image est belle, et dit bien à quel point Björk est une vraie styliste, soucieuse de la bonne réception/compréhension de ses morceaux. À croire qu'elle sait à quel point ils peuvent être effrayants; un peu comme cette chanson-titre, entre comptine enfantine et symphonie atonale.

    « Fossora », malgré la beauté de certaines de ses mélodies, ne constitue peut-être pas la meilleure porte d’entrée à l’univers extravagant et fécond de son auteure.

    Il faut, pour l’apprécier pleinement, non seulement connaître assez bien la discographie de Björk, mais aussi accepter l’idée d’être complétement perdu. Parce que la plupart des morceaux s’entendent comme des œuvres contrastées, entre la clarinette basse et de soudaines explosions gabber. Parce qu'on sent qu'elle souhaite déconstruire complétement la pop (Ancestress, étiré sur 7 minutes) tout en s'autorisant une réinterprétation d'un folk traditionnel islandais (Fagurt Er í Fjörðum). Et parce que, derrière ses belles harmonies vocales, « Fossora » se révèle finalement plus agressif que doucereux.

    Toujours est-il que ce onzième album permet une fois de plus de lever un malentendu tenace sur le travail de l’auteure de Venus As A Boy, parfois considéré comme aride - comme si la rigueur conceptuelle de son œuvre était un frein à sa réception par le grand public. C’est un disque qui porte très bien son nom (en latin, « Fossora » signifie « celle qui creuse ») : à 56 ans, désormais de retour sur son île natale, Björk creuse toujours plus sa propre vision de la pop, et celle-ci doit autant à un rêve de Miyazaki qu'à une fête païenne. 

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