Et si Denzel Curry venait de publier l'album dont le rap américain a besoin ?

Ça commence à se voir que le rappeur floridien est au-dessus de la mêlée, enchainant les albums avec une rare maîtrise et une excitation toujours renouvelée. À 27 ans, il vient en tout cas de composer « Melt My Eyez See Your Future » : un disque qui impressionne les fans de hip-hop et qui ne demande qu'à séduire celles et ceux qui n’en écoutent jamais.
  • Longtemps, Denzel Curry s'est probablement rêvé en égal de Kendrick Lamar. Comme son compatriote californien, il a commencé le rap jeune (adolescent, il fait partie du Raider Klan), suscité rapidement un succès d'estime et attiré un autre public (les célèbres personnes qui disent « Habituellement, je n'aime pas le rap, mais ça, c'est fort ! ») vers des morceaux aussi techniques que relativement crus. Il faut dire que Denzel Curry a longtemps été inspiré par l'horrorcore de la Three 6 Mafia, qu'il enregistrait ses textes via des micros bons marché et que son énergie a toujours eu quelque chose de punk - pas pour rien, finalement, s'il est signé chez Loma Vista, maison-mère de St. Vincent, Iggy Pop, Korn et Soccer Mommy.

    Avec le temps, Denzel Curry s'est toutefois détaché de toute référence possible au good kid de Compton. Ainsi, « TA1300 » s'entendait en 2017 comme une intense réflexion sur la maladie mentale et le suicide ; « ZUU », sorti un an plus tard, était une ode à la Floride et au hip-hop des environs, symbolisé par le jersey des Marlins sur la pochette ou la présence de Kiddo Marv, Rick Ross, Sam Sneak et le vétéran Ice Billion Berg, tous originaires de l'État ensoleillé, au tracklisting.

    Depuis, Denzel Curry s'est coupé les cheveux, il a donné quelques concerts en première partie de Billie Eilish et continué de raconter la face B du mythe américain. Avec, toujours, en sous-texte, cette rage plus ou moins contenue, cette haine à l'encontre des forces de l'ordre, coupables d’avoir abattu son grand-frère en 2014.

    Aujourd'hui, « Melt My Eyez See Your Future » opte une fois plus pour une nouvelle énergie, moins fougueuse, moins téméraire, et toujours plus éloignée de la scène SoundCloud, même si des médias ont encore trop souvent tendance de créer des rapprochements. De Melt Session #1, composé aux côtés du jazzman Robert Glasper, à The Ills, on serait même prêt à parler de ce cinquième LP comme d'un album labyrinthique, un disque où Denzel Curry, sans jamais se trahir, réalise son « My Beautiful Dark Twisted Fantasy » : un projet dépourvu de bangers, dense, nettement plus réfléchi que le précédent (« ZUU » est né de plusieurs sessions de freestyle), plus meurtri également.

    « J’étais en thérapie et je faisais des arts martiaux et je regardais beaucoup de films, je travaillais sur la bande dessinée, et je composais cet album en même temps, déclarait-il récemment dans une interview avec Zane Lowe. Donc avec tout ce qui se passait dans ma vie, j’ai perdu quelques amis dont je ne suis plus proche. Et fondamentalement, toutes ces choses que j’écris sur cet album sont des expériences que j’ai vécues lorsque nous étions tous en quarantaine. »

    Au-delà de la thérapie, « Melt My Eyez See Your Future » doit également beaucoup au cinéma (deux titres, Sanjuro et Zatoichi, sont nommés d’après des héros de films de samouraïs), à John Wayne (titre partagé avec Buzzy Lee, la fille de Steven Spielberg), à la drum’n’bass (les basses sautillantes de Zatoichi, en duo avec Slowthai), à Dilated Peoples (Worst Comes To Worst partage le même nom que celui d'un célèbre morceau de la formation de San Francisco) et aux différents invités, derrière lesquels Denzel Curry a l’intelligence de s’effacer : sur Ain’t No Way, par exemple, le Floridien laisse 6LACK, Rico Nasty et J.I.D. briller, se contentant d'un couplet, conscient des reliefs et des nuances que cela apporte à sa musique.

    Sur « Melt My Eyez See Your Future », il y a ainsi deux types de Denzel Curry. Celui qui ne raconte pas la grande vie parce qu’il ne la côtoie pas, ne partage pas les vantardises de ses contemporains parce qu’elles ne collent pas avec son parcours, marqué par la mort de Trayvon Martin (un jeune Afro-américain noir tué par balles à 17 ans), son éviction d’une école d’art, la séparation de ses parents…. Celui qui, éloigné de la surenchère et des effets de production, réhabilite le sample, puise dans différents styles (la soul tropicale, le jazz, la musique d’illustration, les soundtracks) et trouve que c’est chouette, ce rap aux origines incertaines, intemporel et pourtant inscrit dans son époque, qui fait un doigt aux schémas trop stéréotypés.The Smell Of Death, produit par Thundercat, ne dure qu’une minute et vingt secondes, Walkin, indéniablement l’un des moments forts de l’album, bascule en son milieu d’un boom-bap moelleux à un rythme trap tout en conservant le même sample (The Loving Touch de Keith Mansfield).

    Mais en réalité, il y a autant de mélancolie et de noirceur que d'humour (« The USA is a cold place/ Cold, cold world and we don't even got a North Face ») et de soif d’exploration dans cette musique. Ce sont là les particules d’un même souffle : celui qui agite Denzel Curry depuis la publication de « Nostalgic 64 » en 2013, mais dont la puissance et la maîtrise séduisent un peu plus à chaque projet.