Freeze Corleone vient-il de sortir l'album de rap français le plus radical de 2023 ?

Radical, dense, presque monochrome, "ADC" (pour Attaque Des Clones) est le deuxième album d'un cracheur de feu, toujours aussi intense et impressionnant techniquement. C’est aussi le disque d’un rappeur qui diffuse entre les lignes mille idées, parfois polémiques et souvent cryptiques.
  • Freeze Corleone a beau poser sa voix sur des beats charismatiques, enchaîner les punchlines qu'il balance comme des vérités et prôner des avis bien tranchés, il n'est pas le genre d'homme à qui on laisse volontiers le dernier mot. Son œuvre mérite d'être questionnée, voire même d'être remise en cause. Parce que l'on ne peut ignorer les polémiques en cours autour de certains de ses textes (purement antisémites ou simplement provocateurs ?). Et parce que Freeze Corleone paraît lui-même se réjouir d'une telle situation, parsemant son « ADC » (« Attaque des clones ») de différents interludes qui ne sont finalement rien d'autre que des extraits d'émissions traitant de son cas, avec plus ou moins de virulence.

    Au sein de ce deuxième album, qui succède donc logiquement à « LMF » (« La menace fantôme », ce disque que la FNAC avait refusé de mettre en ventes dans ses rayons), le rappeur ne change pourtant pas d'un iota sa formule.

    Freeze Corleone est un homme d'obsessions : il aime toujours autant les comparaisons et les références, s'en prend régulièrement aux pédophiles, excelle dans les homonymes, déploie des textes qui font la joie des adeptes des théories du complot et reste toujours aussi ambigu dès lors qu'il s'agit d'aborder son cas personnel. Sur « ADC », les « J'arrive raciste comme... » (ajoutez à cette phrase Jean Messiah, Damien Rieu ou Bruno Attal) sont hyper fréquents, sans que l'on sache vraiment s'il s'agit d'une critique du racisme institutionnel ou d'autre chose. Quant à certaines phases, probablement pensées pour désamorcer certaines polémiques, elles se révèlent assez maladroites : « Je préfère être accusé d'antisémitisme que de viol comme Darmanin ».

    Ce rapport obsessionnel (au rap, aux coulisses de la politique, etc.) pourrait d'ailleurs être vu comme le gros point noir de ce deuxième album. Puissant, percutant, indéniablement sombre et intelligemment produit, « ADC » n'en reste pas moins l'œuvre d'un rappeur qui peut donner l'impression de tourner en rond, dans le flow comme dans les formulations et dans les thèmes. C'est probablement injuste, mais Freeze Corleone est désormais trop gros au sein du rap français pour tomber dans quelques facilités d'écriture : « J'fais pas d'BMX/J'ai les mêmes problèmes psychiatriques que DMX ». Si l'on est touché par la confession et que l'on apprécie la référence au rappeur new-yorkais, on cherche encore le lien entre les deux phrases...

    Cette réserve mise à part, « ADC » est évidemment un pur album de rap, technique et indépendant dans le même souffle - au fond, on pourrait même dire qu'il s'agit là d'un pur album de rap conscient, sans détour et sans pitié, qui teste en permanence l'élasticité de la liberté d'expression. Florilège : « Demande-toi pourquoi, en France, on protège les violeurs et les pédophiles » ;« Dans l’rap jeu, j’ai plus d’enfants que dans les sous-sols de chez Bill Clinton ».

    C'est d'ailleurs là l'une des grandes forces de « ADC » : ramener du politique où l'on ne veut plus en voir, au sein d'un rap français que l'on a trop souvent tendance à considérer comme déconnecté du réalisme social. Ici, pas de grands discours, ni de leçons de morale : simplement des uppercuts, puissants, secs, balancés au visage de ceux que Freeze Corleone exècre.

    Parmi ses ennemis, il y a notamment l'industrie (« Jamais tu m'verras dans une émission »), dont Freeze Corleone démonte les certitudes : non, les disques n'ont pas à sortir obligatoirement le vendredi pour rencontrer leur public (« ADC » s'est hissé en tête des écoutes, devant les derniers albums de Ninho, Jul et Olivia Rodrigo). Non, les artistes n'ont pas à être consensuels, ni ouvertement lisses. Freeze Corleone, au contraire, c'est le « rap codé » par excellence, celui d'un artiste qui dit avoir « fait une école de morse ».

    C'est une musique qui se doit d’être décryptée, qui génère nombre de fantasmes et de théories plus ou moins alambiquées. C’est aussi un rappeur qui, à l’image de Jour de plus, sait parfaitement s’éloigner de la drill, et donc d'une formule désormais reconnue, pour exceller sur un beat 2-step ouvertement dansant, dont surgit étonnement l'émotion : « J'remercie Dieu pour chaque jour de plus ».

    Crédits photo : Noémie Lienou.

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