2023 M02 22
Tout le monde connaît ce sentiment. Vous lancez une bande-annonce sur YouTube, et vous entendez une version modifiée d'un morceau que vous connaissez par cœur. C'est à la fois rassurant et excitant : rassurant parce que vous êtes en terrain balisé, et excitant parce que vous avez envie de connaître le nom de cette nouvelle version.
Et c'est exactement l'intention des personnes ayant réalisé le trailer en question, qui vous font toujours passer les deux mêmes messages contradictoires : ce film est radicalement différent de tout ce que vous connaissez, mais pas trop quand même pour ne surtout pas risquer de vous désorienter.
Et c'est un bon résumé de l'état d'esprit à Hollywood aujourd'hui, où l'on produit essentiellement des suites de franchises à succès comme Marvel. Lorsque toute une industrie repose sur le confort de la nostalgie, comment fait-elle pour s'assurer de capter l'attention sursollicitée de son public avec ses bandes-annonces ?
Vous l'avez compris, elle applique l'adage "c’est dans les vieux pots qu’on fait la meilleure soupe" pour le choix crucial du morceau qui va accompagner les 2 minutes 30 calibrées au millimètre de chaque trailer.
Les vieux pots, ce sont évidemment tous les anciens tubes rock et pop des soixante dernières années, dans lesquels des agences spécialisées piochent allègrement pour monter des bandes-annonces qui intriguent le spectateur et lui donnent furieusement envie de voir tel ou tel film.
Et ça fonctionne tellement bien qu'il est désormais considéré comme quasiment suicidaire de sortir un trailer de blockbuster avec autre chose que du classic rock. Mais attention, pas sous n'importe quelle forme.
On l'a dit, pour éveiller la curiosité, il faut proposer une nouvelle version. Soit une reprise, soit un remix, soit une réorchestration plus ou moins importante. Et c'est précisément cela, la définition de la trailerisation d'un morceau : l'art de rendre un vieux morceau apte à vendre un film ou une série.
Mais il y a bien sûr d'autres raisons très prosaïques si vous n'entendez pas la version originale du Paint It, Black des Rolling Stones dans la bande-annonce du Mercredi de Netflix par exemple.
La première est évidemment d'ordre financière : il est infiniment moins coûteux de payer un artiste anonyme pour utiliser sa version que Mick Jagger et Keith Richards. La seconde est un peu moins flatteuse pour les morceaux en question, puisque pour le dire clairement, ils sont considérés par Hollywood comme trop ringards pour être utilisés en l'état dans les bandes-annonces.
Voilà pourquoi il faut les réorchestrer de manière souvent grandiloquente voire épique, ce qui implique d'arrondir et d'engraisser le tout avec notamment un énorme son de batterie pour le rendre plus pop et martial. C'est ce qu'expliquait récemment au New York Times le compositeur Bryce Miller, justement fournisseur de Netflix sur Mercredi :
« Dès que je me débarrasse des guitares et de la batterie dont le son est daté, je peux bâtir une production plus moderne qui tire davantage profit de la dimension pop des morceaux. Les enregistrements plus anciens sont un peu maigres sur le plan sonore et ne possèdent pas la même ampleur que tant de chansons actuelles. »
Un trailer se doit aussi de se terminer en fanfare comme le bouquet final d'un feu d'artifice, ce qui explique pourquoi par exemple le Goodbye Yellow Brick Road d'Elton John ou le Sweet Child O' Mine de Guns N' Roses ont respectivement été transformés de la sorte pour Ant-Man et la Guêpe : Quantumania (Peyton Reed, 2023) et Thor: Love and Thunder (Taika Waititi, 2022).
Mais on le sait aussi, il est très souvent de bon ton de commencer une bande-annonce avec une version plus minimaliste où l'on entend parfois même seulement les paroles du morceau, qui surlignent lourdement le sens de ce que l'on voit à l'écran, avant l'inévitable crescendo qui structure la vidéo et donne du rythme avant l'explosion finale. C'est un peu le cas dans le trailer qui est universellement considéré comme celui qui lancé la mode de la trailerisation à Hollwood. Nous sommes en 2010, et le spécialiste de la bande-annonce Mark Woollen s'arrache les cheveux avec The Social Network, le chef-d'œuvre de David Fincher sur Mark Zuckerberg et la création de Facebook.
Woollen a l'idée géniale d'utiliser une reprise du Creep de Radiohead par une chorale de 200 jeunes femmes belges, Scala and Kolacny Brothers. Les paroles de Thom Yorke sont d'abord superposées avec un montage d'un utilisateur en train d'utiliser Facebook, ce qui crée un effet très déstabilisant. Les premières images du film apparaissent après 50 secondes, et accompagnent la montée en puissance de la chorale et du morceau. On en a des frissons, et pour cause : cette bande-annonce est elle aussi considérée comme un chef-d'œuvre du genre.
Depuis, c'est donc la ruée vers le rock, et du côté des labels et de tous les maillons de l'industrie musicale, on se frotte les mains. Car si les artistes étaient auparavant réticents à l'idée de céder les droits de leurs morceaux pour des utilisations si commerciales, la situation a bien changé aujourd'hui. Dans un secteur où il est de plus en plus difficile de gagner de l'argent de manière traditionnelle, encaisser un chèque de 500 000 dollars pour apparaître dans une bande-annonce ne se refuse pas.
Et cela va de soi, la publicité engendrée pour le morceau en question est considérable, puisqu'il est exposé à des millions d'internautes souvent jeunes qui ne l'auraient jamais écouté autrement. Cela génèrera des millions de streams sur les plateformes comme Spotify, et on sait comme il est vital pour les ayants-droits de tous les vieux artistes de renouveler le public qui les écoute pour continuer à faire pleuvoir les billets.
La trailerisation est même devenue tellement vitale pour l'industrie de la musique que les maisons de disques mettent elles-mêmes des moyens pour transformer leurs morceaux et les proposer aux studios et aux faiseurs de bandes-annonces.
Et si l'on peut bien sûr se réjouir que de nouvelles générations découvrent de grands artistes grâce à cette pratique, on peut aussi regretter qu'il soit désormais impossible d'entendre de la musique originale dans les bandes-annonces, car enregistrer avec un orchestre un nouveau titre est évidemment beaucoup plus onéreux que de faire appel à des agences qui usinent à la chaîne de la musique à trailer avec de simples ordinateurs.
Bien sûr, cette tendance donne aussi du travail à beaucoup d'artistes, et ce d'autant plus que certains se spécialisent dans la trailerisation, mais doit-on avoir comme ambition artistique de remixer ou réarranger des morceaux qui ne sont pas les siens sans que personne ne connaisse jamais son nom ?
Enfin, la trailerisation est l'ennemie absolue de la créativité artistique : elle enferme le cinéma et la musique dans une boucle de recyclage infinie, où la nouveauté et la prise de risque sont bannies.
Et elle réduit le rock au statut de musique patrimoniale de musée, en surexploitant et en massacrant souvent le répertoire passé au mépris des morceaux créés aujourd'hui ou même ces vingt dernières années. Le rock et le cinéma ne sont pas encore morts, mais la même chose pourrait bien les tuer tous les deux : l'excès de nostalgie.