Taylor Swift est-elle vraiment la personnalité de 2023 ?

Désignée "Person of the Year" par le magazine américain Time, l’idole des Swifties est la toute première artiste à obtenir cette distinction. Un choix à la fois logique et surprenant : Taylor Swift a incontestablement été la personnalité la plus omniprésente de l’année. Mais est-elle vraiment si influente qu’on le dit ?
  • Pour comprendre la portée « historique » de la désignation de Taylor Swift, il faut remonter un peu en arrière. Depuis 1927, Time Magazine réserve en fin d’année une couverture à la personnalité « qui a le plus influencé les événements de l’année, pour le meilleur ou pour le pire ».

    C’est ce qui explique en partie pourquoi depuis sa création, ce titre a été si souvent décerné à des politiques. Et comme tout le monde peut l’imaginer, le magazine américain a récompensé une majorité écrasante d’hommes depuis près d’un siècle – le titre s’appelait même « Man of the Year » jusqu’à la fin des années 1990.

    Il a donc fallu attendre 2023 pour qu’une femme apparaisse pour la deuxième fois sur une telle couverture et cet honneur revient à Taylor Swift, puisqu’elle figurait déjà en 2017 parmi les « Silence Breakers » engagées dans le mouvement #MeToo contre les violences sexistes et sexuelles.

    Mais ce qui est peut-être plus impressionnant encore, c’est que Taylor Swift est la première artiste à être désignée « Person of the Year ». Ni Elvis Presley, ni les Beatles, ni aucune autre célébrité du monde de la culture et du divertissement n’avait accompli la même performance auparavant.

    C’est dire la portée de la performance réalisée par Taylor Swift, et voici comment le rédacteur en chef du magazine (Sam Jacobs) justifie ce choix :

    « Une grande partie de ce que [Taylor] Swift a accompli en 2023 est incommensurable (…). Elle s’est engagée pour donner de la valeur aux rêves, aux sentiments et aux expériences des gens, en particulier des femmes, qui se sentaient négligées et régulièrement sous-estimées. (…) Taylor Swift a trouvé le moyen de transcender les frontières et d’être une source de lumière. (…) Pour avoir construit un monde lui appartenant mais qui fait de la place à tant de gens, pour avoir fait de son histoire une légende mondiale, pour avoir apporté de la joie à une société qui en avait désespérément besoin, Taylor Swift est la personne de l’année 2023 de Time. »

    Cela peut sembler moins évident en France – où sa popularité n’a rien à voir avec ce qu’elle est notamment aux Etats-Unis, mais il faut bien l’avouer, cette désignation n’a rien d’une surprise quand on passe en revue l’année vécue par Taylor Swift.

    Devenue l’artiste la plus écoutée du monde sur Spotify (avec plus de 26 milliards de streams), son dernier album ("Midnights") et les versions réenregistrées de "Speak Now" et "1989" sorties cette année ont aussi explosé tous les records, à tel point que l’industrie musicale est contrainte de prendre aussi des mesures contre la possibilité pour les artistes de réenregistrer leurs propres albums.

    Sa tournée The Eras Tour vient aussi de dépasser le milliard de dollars de recettes – un record – alors qu’elle doit durer encore… une année, et le crash de Ticketmaster engendré par la mise en vente des billets a carrément obligé le Sénat américain à se saisir du problème.

    Cette tournée rapporte même tellement – les fans dépensent en moyenne 1300 dollars par concert – que plusieurs pays supplient désormais Taylor Swift de venir jouer chez eux afin de profiter de « l’effet Taylor Swift » dont bénéficie l’économie américaine. On raconte même très sérieusement que l’enthousiasme des fans déclenche une activité sismique mesurable scientifiquement.

    Et quand Taylor Swift ne règne pas sur les charts et les concerts, elle prend d’assaut Hollywood, où le long-métrage tiré de sa tournée (Taylor Swift: The Eras Tour) a forcé une dizaine de films à changer de date de sortie pour ne pas subir le même sort que Killers of the Flower Moon, le chef-d’œuvre de Martin Scorsese écrasé par le rouleau-compresseur Taylor Swift au box-office américain.

    Quant au football américain – déjà pas le divertissement le moins populaire aux Etats-Unis – il attire des millions de nouveaux fans en raison de la relation forcément médiatisée de Taylor Swift avec le joueur Travis Kelce.

    On trouve même des analystes pour affirmer que Taylor Swift pourrait jouer un grand rôle dans les élections présidentielles américaines de 2024, notamment parce qu’elle incite ses fans à s’inscrire sur les listes électorales, un enjeu crucial dans un pays où l’abstention – en particulier des jeunes – est stratosphérique.

    Et c’est peut-être là que le choix de Time Magazine se heurte à la réalité du monde. Taylor Swift est une icone qui parle à des millions de fans – surtout des femmes – dans le monde entier, mais elle n’est malheureusement pas une super-héroïne que l’on peut appeler afin de sauver le monde – même si Forbes la considère cette année comme la cinquième femme la plus puissante du monde, loin devant Rihanna et Beyoncé.

    Ses fans argentins n’ont pas réussi à empêcher l’élection du candidat d’extrême-droite Javier Milei, et l’idée que les Swifties puissent mettre un échec les dizaines de millions de soutiens de Donald Trump relève pour l’instant du fantasme journalistique.

    L’idée n’est pas de remettre en question le choix du magazine américain – d’autant plus que des hommes ont souvent pris la place de femmes méritantes depuis 1927 – mais plutôt de s’interroger sur son adéquation avec l’année écoulée. Taylor Swift est une businesswoman parfaitement avisée aujourd’hui milliardaire, mais elle n’est pas une militante à la Greta Thunberg (désignée en 2019).

    Après avoir été en guerre contre Spotify et Apple Music il y a des années, Taylor Swift est par exemple aujourd’hui particulièrement silencieuse sur le système de rémunération de ces plateformes, qui favorisent les stars comme elle, alors qu’elle aurait les moyens de faire évoluer les choses en faveur de plus d’égalité entre les artistes.

    Et outre, elle possède un bilan carbone personnel absolument ravageur causé par ses nombreux trajets en jet privé – on préfère ne pas imaginer celui de sa tournée – et reste une figure certes progressiste mais consensuelle qui a soigneusement évité de se positionner sur les deux grands conflits en cours (Russie-Ukraine et Israël-Palestine).

    Après avoir très justement désigné le président ukrainien Volodymyr Zelensky et « l’esprit de l’Ukraine » l’an dernier, Time Magazine n’a pas osé choisir cette fois une personnalité du conflit israélo-palestinien, ce qui prête le flanc à de nombreuses critiques.

    Plus étonnant encore, l’impact mondial de cette guerre ne se retrouve même pas chez les finalistes choisis par le magazine américain, puisque Taylor Swift se paye le luxe de devancer les scénaristes et acteurs hollywoodiens en grève, Xi Jinping, les procureurs qui poursuivent Donald Trump, Vladimir Poutine, le Roi Charles III, Jerome Powell, Sam Altman et… Barbie.

    Même si Time Magazine a voulu éviter le conflit israélo-palestinien, il est difficile de ne pas admettre que le patron d’OpenAI (ChatGPT et DALL-E) a eu une influence considérable cette année, si l’on reprend la définition donnée par le magazine, et il repart d’ailleurs avec le titre de « CEO of the Year » dont tout le monde ignore l’existence.

    Mais Time Magazine a visiblement choisi de récompenser pour la première fois les vertus réconfortantes de la pop culture – elles sont immenses – dans un contexte global de plus en plus angoissant.

    Et à l’heure où l’intelligence artificielle menace l’existence même du métier de journaliste, la lecture du portrait hagiographique consacré par le magazine à Taylor Swift n’interdit pas de penser qu’il a voulu bénéficier lui aussi de la puissance de « l’effet Taylor » des Swifties.

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