2023 M02 23
L'idée de l'album est née d'un constat : pourquoi parle-t-on si peu d'amitiés dans les chansons populaires. Vous avez l’impression d’avoir trouvé la réponse en enregistrant « Food For Worms » ?
Je pense tout simplement qu’il est facile de négliger ses amis. On a tendance à se dire qu’ils sont là quoiqu’il arrive, que l’on n’a pas besoin de leur déclarer notre amour pour entretenir la relation. Musicalement, c’est pareil : c’est déjà si facile de tomber dans le médiocre ou le ringard en chantant une chanson d’amour, alors déclarer son attachement à un ami… Cela dit, c’est important de s’y essayer. Après tout, je suis arrivé à un âge où les meilleurs moments de ma vie ont été vécus avec eux.
Est-ce difficile de conserver cette amitié lorsqu’on est groupe, forcément soumis à différentes responsabilités, économiques et artistiques ?
Cela dépasse même la vie au sein de Shame. Avec les tournées ou les longues sessions à l’extérieur de Londres, on se retrouve souvent éloigné de nos potes d’enfance. On s’amuse, certes, mais on sait aussi que nos proches passent du bon temps dans des bars et se construisent de nouveaux souvenirs sans nous. C’est bête, mais il faut apprendre à digérer ce genre de situation, à être loin de ces gens capables de nous aider, de nous écouter, d’être sincèrement dans la compassion.
Les histoires d’amitié, au cinéma, c’est aussi quelque chose qui te plaît ?
J'ai grandi en regardant les grandes comédies américaines, voire même des films comme Les Goonies et Stand By Me. Clairement, ça donne quelques notions sur l’importance de l'amitié... Cela dit, mon film préféré de tous les temps reste Withnail et moi, une comédie britannique avec Richard E. Grant et Richard Griffiths, que tout le monde connaît pour son rôle dans Harry Potter. Ça parle de deux comédiens qui passent leur temps à ne rien faire dans un appartement dégueulasse. Ils se droguent, boivent beaucoup et finissent par partir en voiture à la campagne où l'oncle d'un des deux compères les rejoint et tente de coucher avec le pote de son neveu. C'est de l'humour noir, sans chichis. Personnellement, j'aime le fait que le scénario ne cherche jamais à romancer cette histoire d'amitié. Il y a beaucoup de rires et de complicité, mais il y a aussi des disputes, une rupture, etc. En fin de compte, ça rappelle que l’on traverse les mêmes difficultés en amour qu’en amitié.
Est-ce qu'il y a des groupes, dont l'évolution, l'histoire et l'amitié te font rêver ?
Lorsqu’on a commencé l’enregistrement de « Food For Worms », en janvier 2022, j’ai regardé le documentaire de Peter Jackson sur les Beatles, Get Back. C’est un peu la bible sur la manière dont un groupe peut créer, échanger, se perdre dans des idées, voire même changer de dynamique en cours de création. Bien évidemment, le documentaire est mythique parce qu’il s’agit des Beatles, mais ça va bien plus loin : devant les épisodes, on comprend tout l’amour qu’il y a entre eux, on saisit les émotions et les tiraillements par lesquels ils passent. Aussi, on en apprend sur l’importance de communiquer via l’humour lorsqu’on passe des journées les uns à côté des autres. C’est inspirant.
Si une caméra avait trainé lors des sessions de « Food For Worms », qu’aurait-elle à raconter ?
Un pote a justement filmé quelques moments et, d’après lui, tout ce qu’il a réussi à capter, c’est le quotidien de quatre gars qui passent leur temps à aller fumer, tout en discutant autour d’un thé ou d’un café. Sur 5 heures de vidéo, il n’avait finalement que quelques minutes intéressantes : des moments où l’on s’énerve pour défendre une idée, où l’on attrape nos instruments, où l'on improvise avant de retourner fumer une clope… La vérité, c’est que l’on n’analyse pas nos chansons en studio, on fait tout pour ne pas casser une dynamique créative.
Au sujet des sessions de « Food For Worms » : celles-ci se sont-elles déroulées dans la foulée de la sortie de « Drunk Tank Pink » ?
Notre deuxième album est sorti en pleine période Covid et, fatalement, on n’a pas pu le défendre sur scène comme on le souhaitait. On s’est ensuite posé pas mal de questions, à tel point que l’on ne parvenait même plus à terminer une chanson… Pour tenter de débloquer ce processus, le label nous a alors imposé de donner deux concerts dans la même semaine au Windmill, à Brixton, la salle de nos débuts. On avait deux semaines pour écrire et travailler toute une nouvelle série de chansons. C’était une sorte d’ultimatum, mais ça nous a été bénéfique : naturellement, on s’est tenu à l’écart des distractions extérieures, on a filé à Rugby, aux Otterhead Studios où travaille Mark « Flood » Ellis [producteur à l’œuvre sur les albums de U2, Nine Inch Nails, Depeche Mode, ndr] et on est revenu vers un son tapageur, plus proche de celui développé à l’époque de « Songs Of Praise », en 2018.
« Food For Worms » est donc né assez rapidement ?
C’est l’album le plus rapide que l’on ait pu enregistrer. En trois mois, tout était bouclé. À croire que le fait de n’avoir que quinze jours pour composer de nouveaux morceaux a libéré quelque chose en nous. Être programmé incognito dans une salle qui nous est chère a enlevé une certaine pression : on savait qu’il n’y avait pas d’attente, on n’avait pas à répondre à un cahier des charges. En fin de compte, six chansons créées lors de ces deux semaines sont présentes sur le disque, dont Burning By Design et Fingers Of Steel.
Cette chanson parle de l’hypocrisie des réseaux sociaux et d’un rapport complexe à la vie moderne. C’est le premier single de « Food For Worms ». Pourtant, j’ai l’impression que l’album a été pensé pour accueillir davantage d’optimisme au fur et à mesure des morceaux, non ?
Oui, c’est d’ailleurs pour ça que le disque se conclut par All The People, un morceau enregistré sans overdubs, en live, et pensé dans l’idée de faire du bien aux gens, amener un peu d’espoir. Nos précédents albums étaient finalement des albums d’hiver, très froids, très durs. Là, on a voulu ajouter de la nuance, d’un morceau à l’autre, mais également à l’intérieur même d’une mélodie. En cela, Lou Reed, notamment sur Orchid, qui dérive rapidement de son atmosphère nostalgique pour priviliégier les tempos et les silences, a été une grande inspiration.
Tu as la réputation de faire très attention aux textes. Est-ce qu'il y a des mots que tu t’interdis de chanter ? Parce qu'ils sont banaux, convenus ou tout simplement moches à l’oreille ?
C’est marrant que tu poses cette question. En écrivant mes textes, j’ai justement cherché à ne pas utiliser le mot « and ». Il est si commun que l’on ne se rend même plus compte à quel point on l’utilise en permanence, alors que l’on pourrait tout aussi bien opter pour une autre formulation, ou mettre un point entre deux idées. Ça ne paraît pas grand-chose dit comme ça, mais c’est un petit challenge en termes d’écriture.
D’un point de vue textuel, cet album est assez direct, non ?
Oui, c’est un disque où j’interpelle vachement l’auditeur, où je dis souvent « you ». À l’inverse de « Drink Tank Tink », très introspectif, très rêveur, « Food For Worms » va à l’essentiel, comme s’il s’agissait de créer un échange immédiat avec le public.
« On fait tout pour donner le meilleur en espérant que la situation économique des groupes ne se dégrade pas davantage. »
Depuis vos premiers morceaux, Shame représente une certaine forme d’authenticité, une valeur en phase avec les préceptes du punk-rock : avez-vous peur de perdre cette image, de vous embourgeoiser en quelque sorte ?
Il y a plusieurs éléments qui pourraient laisser penser ça : le fait que l’on ait pu une nouvelle fois travailler avec un grand producteur, que l’on se parle aujourd’hui au sein d’un bel hôtel parisien ou que je fasse désormais appel à un coach vocal. Cela dit, on sait que l’on ne sera jamais la tête d’affiche que l’on rêvait d’être, on sait que l’on ne sera jamais le groupe le plus populaire au monde, ni même celui considéré comme le meilleur. Comme tout être humain, on est simplement plus matures qu’à 18 ans. On réfléchit davantage à ce que l’on dit, on se connaît mieux et on fait tout pour donner le meilleur en espérant que la situation économique des groupes ne se dégrade pas davantage.
Ces derniers mois, on a beaucoup parlé de la difficulté de certains artistes à effectuer des tournées dans de bonnes conditions. Vous en subissez les conséquences également ?
Oui, bien sûr. On la chance d’être très présent en festival et d’avoir un tourneur, mais une tournée reste compliquée à monter. S’il suffisait de grimper dans un van avec ses potes, ce serait merveilleux… Là, à l’inverse, on voit bien que les prix des trajets ont augmenté, le tarif des festivals également, mais on n’a pas d’autres choix que de continuer à y croire. On ne peut pas compter sur le fait de sortir un disque et d’attendre qu’il se vende par millions : on a besoin d’être sur scène pour payer nos factures.