2022 M10 13
L’industrie musicale, comme n’importe quelle activité financière, dépend des modes, d’une logique de renouvellement de l’offre. C’est pourquoi elle doit inventer, générer, produire de nouveaux noms rapidement et systématiquement. Au détriment des artistes traversant les époques en n'ayant que faire des modes et des tendances ? Hélas, l'histoire l'a maintes fois démontré. La chance de Sade, ce qui lui permet de jouir d'un véritable mythe douze ans après la sortie de son dernier disque, c'est d'avoir composé des tubes suffisamment cultes (Sweetest Taboo, Smooth Operator) pour prolonger l'enthousiasme tout en se tenant à bonne distance des diktats d'une industrie attirée par le conformisme.
Aux provocations de Madonna, aux chansons interprétées gorge déployée par Whitney Houston, Sade a toujours été la plus belle alternative. Discrète (« Je n'aime pas les interviews, c'est comme raconter sa vie à un inconnu dans un bus »), passionnée (« L'amour est l'une des rares choses de luxe que l'on ne peut pas acheter »), l’Anglaise s’est tracée un chemin que peu d’artistes auraient osé emprunter.
Peut-être parce que la musique n'a jamais été une finalité. À la fin des années 1970, Sade Adu étudie la mode et rêve de devenir styliste, puis monte un groupe et cultive la rareté : aucun disque publié entre 1992 et 2000, puis plus rien jusqu'en 2010, avant de marquer une nouvelle pause à peine entrecoupée en 2018 par la publication d'un single inédit (Flow Of The Universe).
La retenue, chez Sade Adu, n’est jamais synonyme de paresse, et l’expérimentation n’est jamais loin : il y a dans cette soul aux réminiscences jazz une évidente faculté à masquer la sophistication derrière l’efficacité, une volonté de croiser beaucoup de sons dans des morceaux où ce mélange se fait de façon cordiale et chaleureuse, une aisance à saisir les plus infimes émois de l'être humain. No Ordinary Love dit l’une de ses plus belles chansons, dont le titre indique bien la teneur du reste de sa discographie - plutôt romantique, en effet, portée par une réflexion sans fin sur les mirages de l’amour, ses jeux de miroir, ses peines de cœur et ses infinis jeux de séduction. C'est souvent aussi doux qu'une relation qui débute, c'est toujours incroyablement émotif.
Écouter By Your Side, Cherish The Day ou Hang On To Your Love, ce n’est pourtant pas uniquement tendre l’oreille à une artiste dont les mots aident à concevoir ce que l’on a du mal à imaginer : c’est aussi entendre des chansons sentimentales qui n’avaient d’autres choix que d’inspirer des dizaines d’artistes R&B (entre autres). Tandis que Mary J. Blige, Aaliyah, FKA Twigs ont régulièrement clamé leur respect pour Sade, Drake s'est fait tatouer son visage sur le dos, alors que Kaytranada a remixé Love Is Stronger Than Pride, Kelela s'est réappropriée avec beaucoup de délicatesse Like a Tatoo.
Sade, sans jamais en faire trop, possède donc autant de disciples que n'importe quel prophète. Grâce à ses six albums, elle est même à la tête d'une religion de la langueur, de la nuance et de l'absence que l'on rejoint à genoux, prostré devant tant d'élégance. C'est dire à quel point on est excité par le retour en studio de la Britannique et de ses fidèles musiciens (Stuart Matthewman et Paul Denman). « On pouvait sentir l’amour qu’elle et le groupe avaient pour cet endroit », a déclaré Damien Quintard, copropriétaire avec Brad Pitt des studios historiques de Miraval, précisément là où elle a enregistré « Promise » (1985) et « Stronger Than Pride » (1988).
Encore une fois, il est question d’amour et de partage : à croire que Sade n'a jamais eu d'autre intention que de mettre les poils au garde-à-vous.