One Little Indian, Young Turks... Pourquoi certains labels changent-ils de noms ?

Le 6 avril dernier, le label Young Turks, qui édite notamment The XX ou FKA Twigs, changeait son nom pour Young, afin de ne plus être homonyme du parti politique responsable du génocide arménien. Ils rejoignent ainsi une liste de plus en plus longues d’artistes et labels qui décident de ne plus choquer ou blesser inutilement. Une décision symbolique, mais qui fait sens.
  • Il faut savoir faire peau neuve. En 2005, lorsque Caius Pawson fonde son label indépendant, il a en tête une chanson de Rod Stewart sortie en 1981 : Young Turks. Avec son idée de solidarité de la jeunesse, elle incarne tout ce que Pawson veut réaliser à l’époque. Et il parvient. Le succès de The XX propulse son projet, suivi par les projets solo de ses membres. Son goût sûr lui permet ensuite de signer FKA Twigs, le jazzman Kamasi Washington, ou, plus récemment, Arlo Parks, favorite des BRIT Awards cette année.

    En revanche, ce que Pawson ignorait en 2005, c’est que le nom Young Turks est aussi celui d’un parti politique. Et pas n’importe lequel : arrivant au pouvoir en Turquie en 1915, ses membres vont activement organiser le génocide arménien de 1917. Plus d’un siècle plus tard, cet épisode est encore source de tensions dans le pays, et un souvenir très douloureux pour tous les arméniens.

    Ainsi, le 6 avril, le label change finalement de nom, devenant simplement Young, afin de ne plus choquer inutilement ces derniers. Cela permet également de dissiper tout malentendu, pour quiconque pourrait croire que le nom est une glorification du parti en question. Pour se faire pardonner, Pawson a également annoncé vouloir faire un don à l’Armenian Institute de Londres.

    Et il n’est pas le seul à vouloir éviter ces ennuis. Les événements suivant le meurtre de George Floyd ont récemment servi d’accélérateur pour ce processus. En l’espace de quelques mois, le label One Little Indian, qui avait révélé Björk, Cody Chesnutt ou Skunk Anansie, est devenu One Little Independant, Whities (qui a d’ailleurs été un sous-label de Young Turks) est devenue AD93, et la DJ The Black Madonna a opté pour le nom de Blessed Madonna. Dans la country américaine, les groupes Lady Antebellum et Dixie Chicks ont également changé leurs noms, afin de ne plus faire référence à l’univers du sud sécessionniste et esclavagiste. Une manière de se démarquer de ces idées, qui ont regagné en popularité durant le mandat de Donald Trump. Bien souvent, ces changements se sont également accompagnés de dons à des associations.

    On peut voir beaucoup de choses derrière ces revirements. Certains pourraient les taxer d’opportunisme, voire d’hypocrisie, visant à se donner une bonne image. On pourrait également attendre les changements de noms de tous les groupes en « black », des Black Keys aux Black Angels, sans parler de Joy Division, dont le nom fait référence aux camps de concentration. Mais en réalité, il n’est pas nécessaire de faire de tels procès d’intention. Comme l’analyse Olivier Lamm dans Libération, artistes et labels « ne veulent plus susciter l’indignation inutilement, et ne plus blesser. Surtout, ils ne souhaitent plus être dépositaires des épisodes sanglants de l’histoire humaine. »

    Cela paraît évident : devoir sans cesse expliquer que son nom n’est pas lié à une forme d’oppression est usant. Comme l’explique The Blessed Madonna, qui était accusée de s’approprier la figure afro-caribbéennes de la Vierge Noire : « Mon nom d’artiste a été un sujet de controverse, de confusion, de douleur et de frustration qui détourne des choses qui sont mille fois plus importantes que n’importe quel simple mot utilisé dans ce nom… »

    En réalité, le plus intrigant reste le décalage entre la portée somme toute dérisoire de ces changements (comme le souligne Lamm, ils sont pour le moment peu nombreux, et souvent peu connus du grand pubic) et le battage médiatique qu’ils suscitent. C’est sans doute car ils sont significatifs d’un changement bien plus grand. Nous sommes dans une époque de prise de conscience des logiques violentes de nos sociétés. Cherchant à être plus inclusif, musiciens et labels cherchent à éviter de blesser les gens, en particulier ceux ayant déjà souffert ou souffrant encore d’une marginalisation ou d’une oppression.

    Tout ceci prend notamment sens à travers l’idée de privilège blanc. Alors que l’industrie musicale reste encore globalement peu diversifiée, ces changement symboliques sont un premier pas. Ils sont à la fois un signe de prise de conscience, allant de pair avec la suppression d’une contradiction avec les valeurs portées, ainsi qu’une profession de foi pour un changement de mentalités. Bref, malgré leur portée réduite, ces choix sont éminemment politiques. Car la culture n’a jamais existé en dehors de notre société.