Racisme, viol et sexisme : les dessous de la victoire de Tyler, The Creator aux Grammy

En apparence, le premier Grammy obtenu par l’ancien membre de Odd Future pour « Igor », nommé meilleur album rap de 2019, est une bonne nouvelle. Mais derrière la prestation de Tyler, époustouflante, se cachent plusieurs problèmes liés à l’organisation même de cette cérémonie.

Comme tous les ans, la cérémonie des Grammy, organisée à Los Angeles, donne le tempo. Elle permet de faire le point non seulement sur les artistes qui compteront au niveau mondial l’année suiante, mais elle est aussi un baromètre de l’état de la société. Ainsi donc, seulement quelques semaines après le génial speech de Ricky Gervais aux Golden Globes, où il fut beaucoup question de la morale dans le star system, ces mêmes Grammy étaient eux aussi attendus au tournant.

Tout avait d’ailleurs bien commencé, puisque la critique faite au jury d’un manque de représentativité des artistes féminines semblait avoir été attendu. Lizzo – à bien des égards l’anti Taylor Swift – ou encore Billie Eilish étaient annoncées comme les grandes favorites – et ce fut le cas – mais elles n’étaient pas seules, puisque Lana Del Rey, Ariana Grande ou encore Maggie Rogers étaient nommées. Rajoutez à cela la présence de Lil Nas X, l’auteur noir et homosexuel de Old Town Road et le tableau était pour ainsi dire "parfait", c’est-à-dire à l’image de la société actuelle avec, écrit en gros, le mot DIVERSITÉ.

C’est donc dans cette ambiance de fête que Tyler, The Creator est finalement monté sur scène pour ce qui restera comme le meilleur moment de l’édition 2020. Accompagné des inusables Boyz II Men, réunis autour d’un feu de SDF, l’homme à la perruque blonde de « Igor » a livré 4 minutes et 39 secondes de folie créatrice si éloignées des live stériles auxquels ce type d’événements nous avait habitués qu’il a fallu le regarder plusieurs fois pour en saisir toute la violence.

Après quoi, ému et accompagné par sa mère en pleurs, Tyler vient chercher son Grammy pour le meilleur album rap de l’année. Le premier de sa carrière, qui plus est, pour un album fantastique. Pendant deux minutes, le musicien s’adresse à l’audience avec des mots bien choisis, avec les classiques remerciements à son entourage. Fin de l’histoire ? Absolument pas.

Backstage, c’est-à-dire en conférence de presse, le même Tyler, ayant un peu repris ses esprits, répond à une question d’un journaliste de Rolling Stone et balance le gros morceau sur sa victoire : « En fait, ça craint. Moi et les gens qui me ressemblent faisons quelque chose à la croisée des genres, mais on nous place toujours dans la catégorie rap ou musiques urbaines. Je n’aime pas ce terme, c’est une manière de nous traiter de négros (sic) [le « N word » américain, ndlr] sans le dire, c’est un compliment maladroit. » En une minute, Tyler a ravivé le même feu que celui allumé pendant son set quelques instants plus tôt. « Pourquoi ne pouvons-nous pas concourir dans la catégorie pop ? » C’est vrai que c’est une bonne question, et la réponse tient peut-être, hélas, à la couleur de peau. Le discours est à retrouver à 1'28 ci-dessous.

Soixante ans après la fin de la ségrégation, les propos de Tyler rappellent à quel point la pop culture est encore une affaire de discrimination, quand bien même des efforts sont notables, il reste encore fort à faire. Le jour précédant la cérémonie, c’est Puff Daddy qui s’était ému de cette cérémonie à deux vitesses, fonction qu’on est blanc ou noir, rappeur ou musicien (sic) : « Chaque année, vous nous tuez tous. […] À vrai dire, le hip-hop n'a jamais été respecté par les Grammy. La musique noire n'a jamais été respectée par les Grammy au point qu'elle devrait l'être. » Et là encore, les faits semblent lui donner raison.

Car la maison a commencé à brûler avant même les Grammy 2020. Nommée en août dernier à la tête de l’académie en charge des recompenses américaines, Deborah Dugan a violemment claqué la porte ; elle était la première femme à se voir confier de telles responsabilités. La raison ? Une critique féroce du système découvert, une fois à l’intérieur, qui l’a incitée à deposer plainte pour discrimination et harcèlement – ce qui lui a valu d’être démise de ses fonctions. Coupable, selon elle, “d’avoir voulu changer les choses” après les 17 ans de présidence de Nicolas Portnow – qu’elle accuse d’avoir violé une artiste sur une edition précédente – Dugan révèle également qu’elle aurait été harcelée à plusieurs reprises par l’avocat général de l’Académie. Elle pointe également le fait qu’elle a dû se battre – visiblement en vain – pour une meilleure représentativité des artistes noirs alors même que les votes étaient sujets à de nombreux conflits d’intérêts en interne.

À ce stade, pas encore de dénouvement (ni médiatique, ni juridique) à cette affaire, mais les propos de Tyler, The Creator aux Grammy 2020 résonnent d’autant plus parce qu’ils corroborent partiellement les accusations de son ancienne présidente – qui du coup n’aura tenu que quelques mois à la tête de l’organisation – et rappellent à quel point l’ancien patron des Grammy, Nicolas Portnow, avait scié la branche sur laquelle il était assis en déclarant en 2018 que les femmes devaient "passer à la vitesse supérieure" pour justifier le peu de trophées obtenus cette année-là.

Tout cela fait évidemment penser aux prochaines Victoires de la musique, en France, où la catégorie “musiques urbaines” a été supprimée pour éviter ce même process. Mais il n’en reste pas moins que les femmes sont encore sous-représentées sur la prochaine édition, et majoritairement parquées dans la catégorie Révélation. Le #BalanceTonQuoi d’Angèle, aussi fort soit-il, n’a visiblement pas encore fait tomber toutes les cloisons.