2023 M05 31
"Les artistes d’aujourd’hui sont nuls, rien ne vaut la musique de ma jeunesse." Si vous êtes trentenaire et que la musique est votre passion, vous avez forcément déjà entendu cette phrase. C’est prouvé statistiquement : en moyenne, on arrête de découvrir de nouveaux artistes très tôt dans notre vie. Selon une étude française dévoilée par Deezer en 2018, l’âge de cette "paralysie musicale" est de 27 ans et 3 mois.
65% des personnes interrogées restent coincées dans leur ornière musicale et n’écoutent que des morceaux qu’elles connaissent déjà. 41% avouent même qu’elles n’ont aucune intention d’écouter de la musique sortant de leur zone de confort. Des chiffres confirmés en 2015 par une étude menée sur les habitudes d’écoute sur Spotify, indiquant qu’on arrête d’écouter de nouveaux artistes à l’âge de 33 ans en moyenne.
Quelques années plus tôt, c’est pourtant l’effervescence. Les mêmes études confirment qu’au début de la vingtaine, on passe beaucoup de temps à faire des découvertes musicales. Pour Deezer, ce "pic musical" intervient à 26 ans et 4 mois en moyenne en France : "À cet âge, 66% ont déclaré avoir écouté au moins 10 nouvelles chansons par semaine et 55% ont cherché au moins cinq nouveaux artistes par mois."
Rien de surprenant à cela : la jeunesse est considérée comme la période pendant laquelle on se forge une identité sociale, et les goûts musicaux sont l’un des marqueurs les plus forts de ce que nous sommes en tant que jeunes adultes. Grosso modo, on se prend de passion pour un genre et quelques artistes, on en déteste d’autres, et il y a ensuite de bonnes chances que ces préférences nous suivent pendant toute notre vie.
C’est ce que l’étude menée sur les données de Spotify appelle le "taste freeze". En entrant dans la trentaine, nos goûts musicaux ont suffisamment mûri pour devenir figés et on ne prend généralement plus la peine de se tenir au courant des nouveautés, car il y aurait (paraît-il) des priorités plus importantes dans la vie, comme travailler, se caser et engendrer une descendance.
La même étude montre à quel point en vieillissant, on s’éloigne de plus en plus des artistes populaires de l’époque, pour privilégier les vieilleries réconfortantes de notre jeunesse. Mais pourquoi ce phénomène est-il propre à la musique ? Après tout, ce n’est pas parce qu’on vieillit qu’on arrête de découvrir de nouveaux romans, films ou séries.
Plus que tout autre art, la musique et toutes les pratiques qui y sont associées – comme aller faire des folies dans les concerts ou les festivals – sont rattachées à la jeunesse. Et évidemment, ces activités sont peu compatibles avec l’obstacle majeur aux découvertes musicales : la parentalité.
Selon l’étude menée sur les données Spotify, les parents sont logiquement beaucoup plus largués sur l’actualité musicale que les autres, ce qui fait même dire à l’auteur que "devenir parent a le même impact sur votre « ringardise musicale » que vieillir d’environ 4 ans."
La parentalité serait donc l'une des ennemies des découvertes musicales. Selon l’étude de Deezer, 14% des personnes interrogées mettent en avant qu’elles sont trop "occupées par leurs enfants" pour expliquer qu’elles écoutent toujours la même chose, tandis que 25% blâment "un emploi prenant" et 18% "la masse des choix disponibles".
Ce dernier argument est également intéressant. Aujourd’hui, 120 000 nouveaux titres sortent chaque jour sur les plateformes de streaming. Le sentiment de submersion touche tout le monde, et ce d’autant plus qu’il ne concerne pas que la musique. Autrefois si importante culturellement, elle est aujourd’hui concurrencée et dépassée par les séries et les jeux vidéo dans ce qui occupe les conversations et l’espace médiatique (le fameux zeitgeist).
Avec un temps limité à sa disposition, il vaut mieux binger les dernières séries pour ne surtout pas être à la ramasse à la machine à café ou lors de la pause déjeuner au moment d’évoquer le spin-off des Bridgerton. À l’inverse, il est peu probable que quiconque vous demande votre avis sur le premier album – pourtant excellent – de Boygenius.
Plus que jamais, être fan de musique lorsqu’on a atteint la trentaine est donc une expérience solitaire. Mais elle est aussi positive, car écouter de nouveaux morceaux est bon pour le cerveau. Et la prochaine fois que quelqu’un vous dit que "la musique était mieux avant", vous savez maintenant que cette personne n’est probablement pas en mesure d’en juger, car cela fait des années qu’elle n’a rien écouté de nouveau.