2023 M07 27
Toute sa vie, Sinéad O'Connor semble l'avoir passé en retrait. Lorsqu'elle publie « Gospel Oak » en 1997, c'est après trois années passées à domicile, à s'occuper de son enfant. Lorsqu'elle prend la parole publiquement en 2003 - chose rare -, c'est pour annoncer qu'elle souhaite tourner le dos à l'industrie musicale. Au moment de réapparaître médiatiquement en 2017, c'est de nouveau pour annoncer qu'elle souffre de troubles bipolaires, et que cela l'empêche de passer du temps en studio comme elle aimerait.
Et quand elle touche le grand public, en 1990, c'est en reprenant les mots et la mélodie d'un autre artiste (Nothing Compares 2 U de Prince), comme si Sinéad O'Connor était vouée à être une présence fantôme, condamnée à ne jamais trop en dévoiler, à privilégier la discrétion à la mise en scène spectaculaire de sa personne, façon Kim Wilde ou Samantha Fox - ses contemporaines.
Le revers d'un tel rapport à la vie, c'est que beaucoup auront tendance aujourd'hui à limiter l’Irlandaise, indéniablement l'une des plus belles voix ayant émergé de ces contrées, à Nothing Compares 2 U. Sinéad O'Connor, c'est pourtant un premier album (« The Lion and the Cobra », 1987) où elle apparaît sur la pochette le crâne rasé, en guise de provocation, elle qui refusait d'obéir à des producteurs souhaitant en faire un pur produire glamour. L'Irlandaise, c'est aussi un sacré paquet de titres qui hérissent les poils, étirés sur dix albums studios, qu'il convient de ne pas ranger dans un vieux dossier sur son ordi : I Want Your (Hands On Me) et ses influences hip-hop, You Made Me the Thief Of Your Heart, This Is To Mother You ou encore Jerusalem, tout en énergie punk.
Sinéad O'Connor, c'était aussi des collaborations audacieuses (The Edge à ses débuts, puis Peter Gabriel, Brian Eno, Massive Attack et Moby), ainis qu'une influence certaine sur les artistes de sa génération : Anthony Kiedis, avec qui elle a eu une brève aventure, lui a dédié I Could Have Lied des Red Hot.
— Massive Attack (@MassiveAttackUK) July 26, 2023
« Elle a prouvé qu’un artiste pouvait refuser de faire des compromis tout en restant en contact avec des millions d’auditeurs avides de musique de fond », racontait le magazine Rolling Stone en 1991. C'est que la langue de Sinéad O'Connor était aiguisée comme une lame, pointue comme un couteau, toujours prête à mettre un coup de canif dans le dos de la bienpensance. Accuser l'Église catholique de ne pas avoir protégé les enfants victimes d’abus sexuels ? Check ! Déchirer une image du pape Jean-Paul II en direct à la télévision américaine ? Check. Apporter son soutien à l’Armée républicaine irlandaise (IRA) tout en refusant de participer aux Grammy Awards, une cérémonie jugée trop commerciale ? Check.
Si Sinéad O'Connor se permettait autant, c'est parce qu'elle ne semblait pas avoir une idée préconçue de réussite, un plan de carrière parfaitement rodé. Elle était simplement à l'aise dans l'ombre, éloignée des lumières de l'entertainment, presque étonnée que des gens soient perpétuellement là pour l'écouter alors qu'elle faisait tout pour creuser inexorablement la distance avec ceux qui ne la suivent pas systématiquement dans ses obsessions et ses métamorphoses (« Throw Down Your Arms », par exemple, et ses influences reggae).
« Thank You For Hearing Me », chantait-elle en 1994 : près de 30 ans plus tard, alors que son retrait de notre monde est désormais définitif, on se rend malheureusement compte qu'on n'a jamais pris le temps, nous, de la remercier pour une telle œuvre, une telle sincérité dans les émotions.