2018 M03 5
Si vingt ans après vous attendiez encore une suite à « Play », le disque qui l’a fait connaître (et l’a rendu riche), vous vous plantez complètement. « Everything Was Beautiful And Nothing Hurt », le dernier né de Moby, est complètement déprimant. Pas qu’il joue la corde du pathos pour donner envie de pleurer après avoir fait chauffer la carte bleue, mais simplement parce qu’il est à l’image du monde qui nous entoure, parcouru par les catastrophes humanitaires ou climatiques.
Le monde a changé ? Moby aussi. Depuis la sortie de « Play », l’Américain a connu l’alcoolisme, la sobriété et l’engagement dans des causes qui lui ont fait oublier son gros égo d’artiste millionnaire. En résulte un album de onze chansons dont on sort rincé, et dont tous les profits seront reversés à des organisations défendant les animaux. Bref : pas autant un disque qu’on écoute qu’un album qu’on raconte, c’est précisément ce que Richard Melville a tenu à faire, à 10 000 km de distance. Allo, Moby ?
Pour commencer, faisons le point buzz : vous avez récemment déclaré que vous pourriez être à l’origine de l’iPhone, vous avez été accusé de conspiration avec la CIA et cela fait plus d’un an que vous taclez publiquement Trump. Bref, pas trop dur de parler musique avec tout ça ?
Moby : Ouais, bon c’est intéressant parce que je suis arrivé à un point dans ma vie où je me considère davantage citoyen que musicien professionnel. La musique, c’est un truc que j’adore, mais c’est pas mon boulot. J’ai tendance à me considérer davantage comme un activiste. Donc tout cela est assez libérateur pour moi ; d’ailleurs quand je sors un nouvel album maintenant, je m’en fous : je ne fais aucun bénéfice avec, je n’en ai pas besoin pour devenir plus célèbre. Et ça permet de parler avec des gens comme toi sans avoir besoin d’avoir à les convaincre d’acheter mon album, ha ha.
Mais c’est quoi le boulot d’un activiste ?
Supporter des organisations ou des causes qui me tiennent à cœur et surtout ne plus me concentrer sur mon petit égo d’artiste alors que la planète, et les espèces animales, sont en train de disparaître.
« Everything Was Beautiful, And Nothing Hurt », de ce point de vue, est-il votre album le plus engagé ?
Ce qui me passionne intensément, c’est pourquoi l’Homme, en tant qu’espèce dominante, est capable de faire autant de conneries. Moi, comme toutes les personnes de ma génération, j’ai cru qu’on pouvait grandir en changeant le système, la politique, et d’une certaine manière, c’était vrai. Mais le fait est qu’on est arrivés à ce point crucial où nous devons aussi modifier notre propre humanité. L’album, de ce point de vue, étudie ce que nous sommes profondément : des singes abrutis courant à notre propre perte.
Pardon du cynisme mais pensez-vous que les gens qui écouteront l’album prendront conscience de l’urgence qu’il y a à tout changer ?
Réponse compliquée : d’un côté l’humanité s’est améliorée, a mis fin à l’esclavage par exemple, autorisé le mariage gay, etc. De l’autre, il y a le dérèglement climatique. Et si nous ne faisons rien pour lutter contre ce dernier, les autres évolutions n’auront servi à rien. La COP 21, par exemple, n’a servi à rien. L’opinion publique, hélas, ne semble pas comprendre le fond du problème à propos du climat. Je lisais récemment que la dernière fois que la Terre a connu un niveau aussi élevé de CO2 dans l’atmosphère, le niveau de la mer était plus haut d’environ 20 mètres… On vit vraiment sur une poudrière, prête à exploser.
Quand on écoute l’album en tout cas, on a vraiment l’impression d’entendre la B.O. du déclin de l’humanité.
D’un point de vue statistique, et au regard des études, on peut pas dire que l’humanité se démerde super bien actuellement, non ? J’ai vraiment l’impression qu’on est tous en train de cramer nos économies pour organiser une big fiesta et qu’en même temps, ça nous fait tous super chier et nous rend profondément tristes. C’est un paradoxe. Peut-être qu’il faudra des millions de morts suite à de nombreuses catastrophes pour qu’on comprenne enfin ce qu’il faut faire.
Vous n’avez jamais pensé à faire un morceau avec le seul génie de notre époque qui semble vraiment concerné par l’écologie, à savoir Elon Musk ?
J’ai grandi en écoutant Neil Young, The Clash, Public Enemy, et à cette époque les musiciens étaient encore assez doués pour écrire des chansons engagées… Moi, toute ma vie j’ai essayé de faire pareil, mais je n’ai jamais été très doué pour ça. Tout ça pour dire que je connais Elon depuis un bail, mais que je ne suis pas certain qu’on ferait un truc génial ensemble. Enfin bon je te dis ça, il possède un piano de fou dans son salon…
À quel moment avez-vous décidé de reprendre le standard Like a Motherless Child (notamment repris par Martin Gore) ?
C’était y’a dix ans, lors d’un dîner avec Lou Reed et Laurie Anderson. Le chorégraphe Bill T. Jones était là, et soudainement, il s’est levé pour chanter ce morceau a cappella. C’était puissant et ça m’a tellement marqué que ça m’a pris des années pour tenter de livrer la version la plus noire possible, ha ha.
Pour rebondir sur le début de l’interview, à quel moment avez-vous pris conscience que vous n’étiez pas un « vrai » musicien ?
Là encore, c’était y’a dix ans. J’étais en Angleterre, dans un auditorium aux côtés de David Lynch, et il a dit un truc à la foule très simple qui m’a transpercé : « La créativité est plus forte que tout. » Tout de suite, j’ai su qu’il avait raison. Moi à cette époque, j’étais obnubilé par ma carrière, trop occupé à vendre des disques, faire des tournées, bref tout ce que font en général les musiciens. Subitement j’ai réalisé à quel point tout cela était écœurant – pour moi du moins – alors que la musique pouvait toucher au divin, à la magie. Je ne dis pas que ma musique est devenue sacrée depuis hein, ha ha. Mais j’ai changé mon fusil d’épaule et j’ai arrêté de développer Moby comme une marque.
Pourtant, vous vous êtes fait connaître avec un disque, « Play », dont presque toutes les chansons ont atterri dans des publicités pour des voitures ou des téléphones portables.
Ouais. Et je vais te dire : j’ai aucun regret. Ça m’a rapporté suffisamment d’argent pour aider des organisations ou des causes qui me tiennent aujourd’hui à cœur. N’allez pas croire que je me sente comme Robin des Bois, hein, mais c’est comme ça que je l’analyse, a posteriori. La vérité, c’est que j’ai fait des conneries, mais que ces conneries ont permis de financer des projets plus grands.