Connaissez-vous Lord Funk, le dealer de musique française aux USA ?

Au milieu des années 90, le Français Romain Dalmasso alias Lord Funk vendait la meilleure came musicale hexagonale. Fourré dans un magasin de disques de New York, il débitait ses galettes obscures à tout le gratin du hip-hop, qui ne s’est pas gêné pour les sampler. Une vie racontée dans un podcast produit par la Philharmonie de Paris pour l’exposition "Hip-Hop 360 ".
  • En musique, le terme de « passeur » devrait être la norme. Malheureusement, ce n’est pas le cas et une poignée de personnes seulement en ont fait un sacerdoce. Parmi elles, il y a l’un des fondateurs des Inrockuptibles, JD Beauvallet, qui a choisi ce mot en titre de son premier bouquin. Dans un autre registre, on retrouve Romain Dalmasso aka Lord Funk, aujourd’hui flashé à 52 printemps. Depuis la Big Apple où il avait élu résidence dans les années 90, et son lieu de travail, le shop de « skeuds  » A-1, cet amoureux des sons s’est imposé comme le meilleur « dealer de samples » de la ville. Il fourguait ses trouvailles — souvent françaises — à des producteurs de hip-hop en vogue, qui s’en servaient de point de départ pour créer des hits en puissance. 

    À l’origine de cette histoire, il y a un jeune un peu trop solo de Rosny-sur-Seine. Cancre sur les bords, il est envoyé à l’internat de Maisons-Laffitte. Pour tromper l’ennui, et puisqu’il est plus proche de Paris, il capte les radios pirates comme Radio Service Tour Eiffel qui n’arrête pas de jouer du funk ; une révélation. C’est avec un track précis que tout se déclenche : 

    « Je sortais avec une fille qui écoutait déjà cette musique. Elle m’a mis ça dans la tête et je suis tombé dans les pommes. Quand je rentrais le week-end, je faisais des cassettes. Il y a un morceau en particulier dont je parle tout le temps, c’est Walking Into Sunshine de Central Line qui était le tube de 81. Ça m’a bouleversé. »

    Avec cette première dose, il se transforme en junkie de sons. Pendant presque 10 ans, Romain Dalmasso fouine, chine la meilleure came musicale et se constitue une collection de disques rares, pioche dans les bacs des puces françaises, multiplie les allers-retours en Belgique. Il s’ouvre à d’autres genres, notamment grâce à des amis anglais, qui lui glissent des compilations : street soul façon Soul II Soul, jazz rock à la Spirogyra et Yellowjackets, le rap… Son oreille s’affine jusqu’à 1989, moment qu’il choisit pour monter USA Music, un shop niché en plein cœur d’un hôtel classé du Marais, à Paris. 

    La même année, en décembre, à 19 ans, Romain traverse l’Atlantique pour la première fois direction la Grosse Pomme. En quête de disques pour remplir ses bacs, il prend une première baffe, directement dans un taxi dont la radio crache Rock Creek Park des Blackbyrds. « C’était la terre promise », dit-il en rigolant. Pendant ses 10 jours sur place, le Français va galérer à trouver des galettes, jusqu’à la toute fin du séjour. En flânant, il découvre le magasin Downstairs Records Inc. Malgré un vendeur réticent à lui ouvrir le grenier qui renferme une authentique caverne d’Ali Baba funk, soul et autres richesses, Romain, un peu fourbe, y accède, puis le « dépouille ». Au final, il rentre en France avec 10 000 références.

    À la tête de cette collection très éclectique — « de l’acid jazz au rap et même de la house » — et bien aidé par une médiatisation rare pour l’époque — notamment des passages télé avec Dee Nasty — la boutique fait carton plein. Mais en 1993, l’armée vient le chercher pour servir le drapeau. Et c’est le drame. Impossible de se faire réformer; Romain doit plier bagage et se séparer de son bien.

    Malgré ce contretemps, l’ex-futur-disquaire rêve encore de musique. Sans les moyens pour se refaire sa prestigieuse collection américaine, il s’ouvre aux artistes locaux (Bernard Estardy, Alain Goraguer, Jean-Claude Petit) ainsi qu’à la soul ou au jazz rock de chez nous. Ses découvertes sont pour le moins étonnantes : le groupe de Neuilly, Chute Libre dont « Mino Cinelu, un percussionniste qui a joué avec Miles Davis », Françoise Joly, « la femme de Laurent Boyer qui faisait du jazz rock » et même le mari de Line Renaud, Loulou Gasté, « qui possédait des disques de malade ! »

    En somme, un son hexagonal qui n’a rien à envier aux Américains. Que des pépites, que Romain se met à compiler sur une « Orchestral Party » (1996), première sortie de son label Saint-Germain-des-Prés. Sans grande surprise, les copies s’écoulent comme des petits pains à l’international comme en France.

    Après une aventure mitigée dans le monde de la production rap, la consécration est proche. Dalmasso va devenir Lord Funk en accédant à la tête du magasin A-1 à East Village, dans Manhattan. Pour y parvenir, il se mue en un « dealer de samples ». D’abord pour d’autres, à l’image de DJ Spinna ou encore Paul Hunter de Freeze Records. Ses sélections et ses disques, qu’il prend le soin de marquer, vont séduire tout ce beau monde. À un tel point que, lorsque les locataires actuels du shop se barreront avec les galettes, le propriétaire des murs lui proposera de reprendre la boutique avec son ami d’enfance : 

    « On est devenus les managers de A-1. On dirigeait une petite équipe de spécialistes dans leur domaine. On a d’abord reconstitué une collection. On arrosait des “homeless” pour qu’ils aillent chercher des disques, qui, à cette époque, jonchaient littéralement tous les croisements de rues. En parallèle, on a démontré à nos collègues qu’on connaissait par cœur la musique qu’ils kiffaient, et plus encore. Ça a donné lieu à des guéguerres internes, mais tranquille ! On se disait que la vague européenne allait bientôt s’abattre et que ça serait à nous de jouer. »

    Ce jour arrive lorsque l’un de ses amis de chez Air France lui ramène l’entièreté de ses disques. « J’ai fait venir tous les KPM, les breaks, les illustrations sonores, les musiques de film, les trucs de jazz rock polonais, tout ce que tu veux… » C’est la zizanie et dès les premières semaines, les clients, comme le prestigieux producteur Pete Rock, se pressent pour acheter des vinyles. L’histoire fabuleuse de ces deux petits Frenchies va remonter jusqu’aux oreilles du magazine The Source. Complètement séduit, le journaliste dissèque leur parcours sur quatre pages. La machine A-1 s’emballe. 

    La première boucle qui a fait changer de dimension Lord Funk est sans aucun doute celle de B-Boy document ‘99. De contact en contact (Dj Vadim, Mushroom de Massive Attack), il fait la connaissance des High & Mighty et Mos Def. Quand ils débarquent au magasin, Romain leur glisse le sample en question. Le track est un hit, sa réputation grossit. De là, un de ses potes français lui aussi expatrié, Papalu des Requins Vicieux, lui présente Psycho Les et Ju-Ju des Beatnuts. Pour leur album « A Musical Massacre » (1999), il leur file deux samples français fondamentaux ; Black Night de Daniel Janin sur Muchacha et Seramina, toujours de Daniel Janin. Nouvelle réussite : le disque est auréolé d’un Grammy Awards.

    Son nom circule maintenant dans toutes les oreilles des pontes du hip-hop : Q-Tip de A Tribe Called Quest, DJ Premier, les Beastie Boys, Cypress Hill, Madlib, Jurassic 5, Jay Dee… Tous veulent un sample du Frenchie qui va même contribuer au succès de Jay-Z. En pleine préparation de son album « The Blueprint » (2001), le New-Yorkais s’entoure des meilleurs producteurs du moment, notamment de Just Blaze : 

    « On était en vadrouille dans les US pour choper des disques. On reçoit un coup de téléphone de A-1 qui nous prévient que Just Blaze est à la boutique. À ce moment, il est à NYC dans un studio à bosser avec Nas. Il lui glisse un sample pour l’une de ses chansons dont il a zappé la ref. Il me la demande, je la reconnais et il me dit que je lui sauve la vie. Grâce à ça, on est devenu pote. Il passait chez moi, je lui faisais écouter des morceaux. On avait d’autres projets ensemble, puis il m’a carotte ! Mais oui, sur “The Blueprint”, je lui ai donné des références. Le vrai truc derrière tout ça, c’est que je marquais les disques. J’identifiais les boucles, les guitares, les drums break… »

    Cette manie de « mâcher le travail » va lui donner envie de se lancer dans la musique à son tour. Dalmasso s’achète un sampler et commence à composer des beats. La transition semble parfaite, le Français a dealé un morceau avec Dr. Octagon et Madlib. Mais à cause d’une satanée coupure de courant, il perd son track. C’est Kourtrajmé, Kim Chapiron et Romain Gavras en tête, qui lui sauveront la mise. Dans leur fameux court-métrage Funk Hunt — l’histoire d’un sample sur plusieurs décennies — ils font appel à Lord Funk pour créer la bande-son. La mayonnaise prend et il sort son premier disque avec eux. « C’est comme ça que j’ai rebondi », conclut l’ex-disquaire. 

    Si les événements du 11 septembre 2001 précipiteront son retour en France, Lord Funk peut être satisfait en plusieurs points. D’abord, puisqu’il a dessiné les contours d’un hip-hop américain au sommet de sa hype. Aussi, il aura réussi à passer de l’autre côté des machines et à se « créer une économie avec sa propre musique ». Une success story américaine mais typiquement française qu’il est bon de « passer » ; un verbe qui l’a suivi toute sa vie.

    Crédit photos : Gaëtan Tracqui