2021 M10 5
On ne les avait pas vu arriver. Mais Måneskin a déjà conquis un public plus large que n’importe quel groupe de rock apparu ces dix dernières années. Et les quatre jeunes Italiens ne semblent pas vouloir s’effacer de si tôt. Pourtant, sur le papier, c'était mal barré. Au-delà du fait que le rock semble avoir déserté la sphère mainstream, l’Italie a rarement exporté des groupes de rock, et les vainqueurs de l’Eurovision retournent en général très vite à l’anonymat, en tout cas sur le plan international. Pourtant, à l’instar d’ABBA et Céline Dion, Måneskin fait mentir la règle.
Formé au lycée en 2015, le quartet s’est fait la main en jouant dans les rues de Rome. « Le genre de choses qui vous endurcit » selon le batteur, Ethan Torchio. Dès 2017, ils se font connaître dans leur pays en participant à la version locale de l’émission X Factor. Ils termineront seconds, mais le chanteur et jury de l’émission Manuel Agnelli les prend sous son aile et leur décroche un contrat auprès de Sony. « J’ai vu en eux des choses qui ne peuvent être apprises, quelque chose avec lequel on naît : une personnalité », explique-t-il au New York Times. En parallèle, la designeuse de mode Veronica Etro a un coup de cœur, et leur fournit des vêtements sur-mesure.
Entre divers EP et deux albums, dont un sorti peu de temps avant l’Eurovision, en mars dernier, Måneskin s’est déjà bâti un solide succès en Italie, avec plus d’un million de disques vendus. Le public européen est tout aussi enthousiaste, leur offrant la victoire de l’Eurovision alors qu'ils n'étaient que quatrièmes avec les votes des jurys. Cerise sur le gâteau : au-delà du titre joué à Rotterdam, Zitte E Buoni, les Italiens connaissent immédiatement un second succès sur TikTok avec leur reprise de Beggin des 4 Seasons.
Il faut le dire : la vitesse de leur succès est ahurissante. Du jour au lendemain, les voilà qui culminent en tête des écoutes sur Spotify, et se classent dans les tops des charts de pas moins de 30 pays. I Wanna Be Your Slave, issu de leur premier album, enfonce le clou, notamment grâce à une seconde version chantée avec Iggy Pop, qui leur apporte une crédibilité supplémentaire.
Un tel succès dit beaucoup de choses de notre époque : à quel point les réseaux sociaux peuvent accélérer une carrière, l’importance encore majeure de la télévision, ou comment s’articulent ces deux médias. Mais l’élément central reste ce succès public qu’on n’avait plus connu depuis très longtemps pour un groupe de rock. Et il ne doit rien au hasard. Musicalement, le groupe n’apporte pas grand-chose de neuf, même si les morceaux sont efficaces, avec ce qu’il faut de mélodie pop sans sacrifier l’énergie. Cependant, il est clair que leur succès est avant tout une question d’image et d’attitude. Comme le présente justement leur mentor Manuel Agnelli : « Leur image est un élément important de leur identité, leur sexualité, leur charisme, leurs corps. Ça fait partie du rock, de la performance ».
Le mot sexualité est ici important. Les quatre musiciens reprennent à leur compte une longue tradition rock de looks androgynes et d'ambiance érotique. Mais ils le font en réactualisant le discours, sortant du côté macho qui accompagne souvent cette ambiguïté sexuelle.
Ici, l’ambiguïté est assumée à fond, revendiquant une liberté sexuelle bien de son temps, avec défense des LGBT et refus du conformisme. À l’image du titres I Wanna Be Your Slave, où le chanteur veut autant être le maître que l’esclave, le bon garçon que le gangster. En creux, on a là du rock à l’ère gender fluid.
On sait bien qu’un succès si vite arrivé peut vite repartir. Cependant, Måneskin a de bons arguments pour espérer durer. Au-delà de l’adéquation avec les valeurs de son public, le groupe a déjà deux albums à son actif, et une grande expérience de la scène. Cela leur permet de vite capitaliser sur ce succès nouveau, organisant rapidement une tournée mondiale, et des concerts dans de grandes salles, dont le Zénith de Paris en février prochain. Avec déjà trois tubes à leur actif, les musiciens semblent avoir un boulevard devant eux. Si un prochain album peut consolider leur position, il faut surtout attendre un passage dans de grands festivals pour véritablement confirmer. Mais arrivés là, il n'ont plus qu'à bien manœuvrer leur marketing. Peut-être en s’inspirant de Lil Nas X ?