2021 M08 31
Jeudi 26 août, un mystérieux site web fait son apparition : abbavoyage.com. Il consiste en une simple page, indiquant « merci de votre attente, le voyage va bientôt commencer », suivi d’une invitation d’inscription à une newsletter, et surtout une date : le 2 septembre. Et enfin quatre noms : Agnetha, Björn, Benny et Anni-Frid ; quatre initiales qui forment ABBA. Annoncé depuis 2018, plusieurs fois repoussé, le retour du groupe disco, avec quatre nouveaux morceaux et une tournée sous forme d’hologrammes (ou ABBA-tars, ça ne s’invente pas), semble imminent. Les Suédois ont même rejoint TikTok pour teaser leur retour, rendant leur catalogue disponible sur la plateforme. Mais pour l'heure, on ignore encore ce qui est prévu pour la date du 2 septembre.
Décrié depuis ses débuts, tant pour son kitsch, ses chansons creuses, qu'une certaine forme d’avidité, le quatuor n’en reste pas moins d’une popularité gigantesque, et ininterrompue. Si les chiffres sont incertains, on avance souvent qu’ils ont vendu près de 400 millions de disques, un score seulement dépassé par les Beatles. Plus encore, alors qu’on les voyait comme ringards après leur séparation en 1982, leur succès est reparti en flèche. Au point de largement dépasser en popularité d’autres icones disco, comme Chic ou Gloria Gaynor.
Après avoir acquis une certaine popularité dans leur Suède natale, le groupe formé de deux couples accède à une popularité mondiale après une victoire à l’Eurovision 1974, grâce au titre Waterloo. S’ensuivent une série de tubes ininterrompue : Mamma Mia, Fernando, Dancing Queen, Money Money Money, Take A Chance On Me, puis Voulez Vous, Gimme Gimme Gimme, et d’autres encore. Le groupe domine les charts, compensant la phobie d’Anni-Frid pour les avions avec des clips travaillés. On y retient surtout leurs vêtements improbables, portés non par goût, mais afin de profiter d’une déduction d’impôts, le fisc suédois exigeant que ces habits ne puissent être portés que dans le cadre professionnel. Mais le succès devient vite étouffant : dès la fin des années 70, les deux couples se séparent. Après une pause en 1981, les musiciens sentent vite que leur créativité s’essouffle et mettent fin à l’aventure dès l’année suivante.
De là, la suite semble d’une banalité totale : chacun mène une carrière solo, sans jamais approcher le succès connu avec le groupe, et des soucis de royalties maintiennent les divisions. Au milieu des années 80, plus personne ne miserait un centime sur eux : déjà décriés durant leur carrière, ils sont devenus totalement ringards. Pourtant, à la fin des années 80, leur aura kitsch se maintient, notamment à travers des parodies. Des groupes comme Björn Again ou Erasure publient des disques et concerts à mi-chemin entre l’hommage et la moquerie. Puis, progressivement, le succès revient dénué de toute ironie, porté par une communauté de fans de plus en plus large. En 1992 sort la compilation « ABBA Gold », régulièrement rééditée, et aujourd’hui écoulée à 28 millions d’exemplaires. Ce revival culmine en 1999 avec la création de la comédie musicale « Mamma Mia ! », basée sur les plus grands tubes du groupe.
Depuis, le groupe est omniprésent. En 2008, la comédie musicale devient un film avec Meryl Streep, Colin Firth, Pierce Brosnan et Stellan Karsgard. Avec un budget de 52 millions de dollars, il engrenge 615,7 millions de recettes. Dix ans plus tard, sa suite vient confirmer la tendance, rapportant 393 millions, en plus de relancer une nouvelle fois les ventes de disques. Les tribute bands se multiplient, un musée dédié au groupe ouvre à Stockholm en 2013 : ABBA est devenu une institution intouchable. Ce n’est pas que ses détracteurs aient disparu. Mais ceux-ci ont depuis longtemps passé leur chemin, ne pouvant que constater l’amour qui leur est porté. Plus encore, la revalorisation du disco (notamment dans le public rock) opérée depuis les années 2000 décomplexe les fans du groupe : écouter ABBA n’a aujourd’hui plus rien d’un plaisir coupable.
Pourtant, c’est bien par une forme de rébellion que le groupe a d’abord pu survivre. Car durant les années 80, c’est la communauté gay qui a fait vivre le souvenir d’ABBA, se retrouvant dans leurs valeurs d’hédonisme et d’évasion. Aimer ce groupe rejeté a permis de forger leur identité. Cela devient très clair lorsqu’on voit ce qui a provoqué leur revival : la moquerie de certains codes des drag queens, ainsi que le film Priscilla, folle du désert en 1993, road-trip de trois drags culminant dans une performance sur fond de Mamma Mia.
Pourtant, cette lecture a aujourd’hui quasiment disparu : ABBA est devenu le symbole parfaitement mainstream des gens qui ne veulent pas se rebeller, et simplement profiter de la vie. Avec leur kitsch assumé, ils sont devenus à la fois la cible de moquerie la plus simple, mais aussi la représentatio idéalisée d’un mode de vie hédoniste, insouciant, et purement premier degré. Car si ABBA n’a jamais manqué d’émotion (servie d’une manière très sucrée), ils n’ont jamais chercher à se la jouer intello. Il n’y a pas une trace d’audace dans leur musique, ce qui peut rassurer l'auditeur. Ils ne cherchent qu'à plaire.
Mais au fond, il n’y a pas besoin d’aller chercher très loin la raison de leur succès persistant. Elle réside tout simplement dans les chansons. Si les Bee Gees sont associés à une poignée de titres universellement connus, ABBA les multiplie. Qu’on le veuille ou non, les Suédois accumulent les classiques que tout le monde connaît. Le songwriting est terriblement efficace, les tubes sont accrocheur et facilement mémorisables. La production est immédiatement identifiable, rassemblant la technique du wall of sound de Phil Spector et une touche typiquement scandinave, avec un grand sens du détail. Et c’est bien ça qui traverse les époques.