2021 M11 16
Cela fait partie de ces mots qui semblent sortis de nulle part, et d’un coup sur toutes les lèvres, dans tous les articles. Il y a quelques mois, c’étaient les NFT. Voilà maintenant son évolution : le métavers. Un terme imposé par Facebook, rebaptisé Meta depuis octobre. Dans la foulée, l’entreprise annonçait le recrutement de pas moins de 10 000 personnes pour ce projet qui semble pharaonique et consistant en un univers numérique en trois dimensions, accessible via Internet et, surtout, actif en permanence. Ceux qui ont vu le film Ready Player One peuvent se faire une première idée. Le rêve est ancien : le terme apparaît en 1992 dans le roman cyberpunk Le Samouraï Virtuel de Neil Stephenson, et prend forme au début des années 2000 avec le jeu vidéo Second Life. Le résultat était mitigé, mais en a manifestement fait rêver plus d’un.
Pour le moment, son avènement est encore lointain. Mais la nouveauté crée l’excitation, et l’envie de déjà se réserver une place dans ce nouveau monde. Dans la foulée de Facebook, chacun veut créer son metavers. En Corée du Sud, 17 entreprises du pays (dont Hyundai ou Samsung) s’associent aux pouvoirs publics pour avancer dans le domaine. Signe que le monde de la musique se sent concerné : en France, c’est Jean-Michel Jarre qui est le principal ambassadeur pour un metavers français. Pour le pionnier de l’électronique, ce sera « le moyen d’expression majeur du XXIème siècle ». Et la France doit y assurer sa souveraineté pour ne pas entièrement dépendre des technologies étrangères.
Cela fait déjà plusieurs années que Jarre a investi le créneau du concert virtuel. Il a même créé l’événement avec son concert du nouvel an 2021, joué en réalité virtuelle au sein d’une cathédrale de Notre Dame de Paris reconstituée par ordinateur. The Weeknd ou Justin Bieber se sont également essayé à la performance en réalité virtuelle. D’autres se tournent vers les jeux vidéos, comme GTA Online (le rappeur Alonzo) ou Minecraft (100giecs, notamment). Mais c’est bien Fortnite qui s’impose comme leader du domaine. Ayant déjà accueilli le DJ Marshmello ou encore Travis Scott, il ont annoncé la venue prochaine de plusieurs artistes dont Aya Nakamura. Pour rappel, Scott avait rassemblé plus de 12 millions de joueurs spectateurs. Epic Games, le studio derrière le jeu, entend bien créer également son propre univers persistant.
Assez logiquement, le développement de tels concerts rejoint désormais l’idée de metavers. Récemment, le projet Decentraland, embryon de metavers à la jonction de la cryptomonnaie et du jeu vidéo, organisait son propre festival musical, avec notamment Deadmau5. Mais cela reste très amateur. On peut aussi penser au tout récent projet Ristband, qui cherche à être une « plateforme de concert multijoueurs », assumant à fond le mariage entre musique et jeu vidéo. L’idée : créer un quartier virtuel, rempli de salles et clubs. Mais là encore, tout reste à faire.
Mais ces concerts ne visent pas à remplacer les performances « physiques ». On parle plutôt ici d’une offre complémentaire, notamment pour « ceux qui peuvent être isolés géographiquement ou pour des raisons de handicap », comme le souligne Jarre. Mais pour ses défenseurs, l’idée de metavers va bien au-delà des concerts. Et c’est là que l’on retrouve les fameux NFT.
Pour rappel, un NFT est une sorte d’acte de propriété numérique, unique et infalsifiable, reposant sur la même technologie que les cryptomonnaies. Techniquement, on peut ainsi vendre n’importe quel objet numérique : un fichier MP3, une image, un ticket, un texte, etc. De nombreux musiciens s’y sont déjà essayés, comme Kings Of Leon, Amon Tobin, Flying Lotus ou encore Snoop Dogg, avec des chiffres de ventes souvent délirants.
Pour les artisans du metavers, tout s’y achètera sous forme de NFT. Mais plusieurs mois après, il reste encore difficile de comprendre ce que cet outil a de si révolutionnaire. Pourtant, de nombreux observateurs sont enthousiastes, comme le programmateur et auteur Eric Elliott. Dans une note de blog, il explique les possibilités offertes par le metavers. Pour lui, les musiciens pourront y vendre leur musique, mais aussi du merchandising virtuel (autrement dit : des vêtements pour notre avatar du métavers), ou des places de concert.
Mais au fond, pour lui, « on n’achète pas [de simples fichiers]. On enchète une appartenance, une identité, un statut, et un sentiment de possession. » Elliott semble ainsi assumer l’idée que ce que l’on paye là est purement immatériel. Autrement dit : les NFT n’ont aucune valeur, si ce n’est celle que l’acheteur veut leur accorder. Comme le résume l’auteur : « les gens sont prêts à payer pour posséder quelque chose. »
La promesse du métavers est la décentralisation : dans le metavers, les musiciens peuvent directement communiquer avec les fans, qui peuvent eux les soutenir en achetant des NFT. Le tout sans passer par d’autres intermédiaires. Mais cette vision semble très idéaliste. Une fois qu’une majorité de musiciens rejoint le metavers, quelle différence fondamentale y aura-t-il avec le marché physique ? Qu’est-ce qui empêchera les majors de continuer d’y mettre en avant leurs propres artistes, avec toujours plus de moyens que les autres ?
NEWSFLASH: UMG’s next-gen label 10:22PM forms 𝐊𝐈𝐍𝐆𝐒𝐇𝐈𝐏, the First-Ever Group Consisting of NFT Characters from Bored Ape Yacht Club.🐒 pic.twitter.com/zMSAq4HI2Z
— Universal Music Group (@UMG) November 11, 2021
Malgré tout ce flou, l’industrie musicale veut déjà suivre le pas. Le 12 novembre, Universal annonçait la création de Kingship, groupe virtuel formé à partir des Bored Apes, une série d’images vendues sous forme de NFT. Populaires chez les fans de cryptomonnaies, certains de ces singes se sont vendus pour des dizaines de milliers de dollars. Pour l’heure, aucune musique n’a été produite, puisque le groupe est supposé jouer avant tout à l’intérieur du metavers. On en reste donc sur un pur effet d’annonce, assez symptomatique de tout ce qui concerne le metavers.
Car un élément reste frappant dans tous les discours qui entourent le sujet : il n’y est jamais question d’art, ou si peu. Il n’est question que de marques et de clients. Pourtant, un tel univers, débarrassé de contraintes physiques, pourrait permettre des propositions nouvelles. La spatialisation du son, par exemple, pourrait être poussée dans des recoins inouïs. Le projet Kingship, qui rappelle bien sûr Gorillaz, pourrait ouvrir de nouvelles possibilités sur l’avatar musical. Mais il est clair que pour voir des choses intéressantes émerger du metavers, il faudra qu’il quitte les mains des spécialistes du marketings et des crypto-enthousiastes en quête d’argent facile. Mais une question demeure : le jeu en vaut-il la chandelle ?