Que sont les NFT, ces cartes Panini digitales qui rendent fous les musiciens ?

Vers un nouvel Eldorado numérique ? Depuis le début de l’année, les NFT, objets numériques basés sur la blockchain, affolent le monde de l’art. La rareté (artificielle) de ces objets attire les spéculateurs, faisant gonfler les prix à des hauteurs folles. Les musiciens ont rapidement suivi le pas, certains persuadés que cela représente enfin un moyen de justement rémunérer les artistes. Encore faut-il essayer d’y voir clair.
  • Trois lettres qui mettent le feu à internet. Depuis quelques semaines, le monde de l’art ne jure que par les NFT, pour Non Fungible Tokens. Ces objets numériques se basent sur la technologie de la blockchain, particulièrement connue pour les cryptomonnaies, mais qui ouvre bien d’autres possibilités. On vous passe les détails techniques (qu’on ne maîtrise pas, de toute façon), mais en se servant de la blockchain, on peut ainsi créer un objet unique, infalsifiable, ineffaçable et non reproductible. Cela peut notamment être très utile pour un contrat, par exemple, qu’aucune des deux parties ne pourra modifier une fois créé. Mais en réalité, un NFT peut être n’importe quel objet numérique, et ce qu’on achète en réalité, c’est un titre de propriété sur cet objet numérique. Et c’est là qu’arrivent l’argent et la spéculation.

    Car qui dit objet unique dit rareté, et donc valeur. Si la pratique existe depuis au moins 2017, les choses s’accélèrent. Deux milieux sont particulièrement concernés : le sport et l’art contemporain. Le premier à travers un équivalent cryptographique des autocollants Panini, notamment à l’effigie de joueurs de la NBA ; le second à travers différentes œuvres, se développant avec l’arrivée de collectionneurs. En 2020, ce marché émergent à déjà brassé 207 millions de dollars. Et ce chiffre est quasiment égalé sur le seul mois écoulé. C'est l'explosion.

    Comme on disait, tout ou presque peut-être un NFT : le créateur de Nyan Cat, un des premiers mèmes grands publics en 2011, a vendu un gif du chat volant pour 500 000 dollars ; l’artiste contemporain Beeple a vendu une œuvre pour plus de 69 millions de dollars le 12 mars ; Jack Dorsey, fondateur de Twitter, a vendu son premier tweet dans des enchères qui ont dépassé les deux millions de dollars ; et la palme du cynisme revient sans doute à des acquerreurs d’une œuvres de Banksy. Ces derniers ont brûlé l’oeuvre originale, avant de vendre sa forme numérique sous forme de NFT. Ou comment créer artificiellement de la valeur…

    Bref, la spéculation bat son plein, et il n’a pas fallu longtemps pour que les musiciens attrappent le train en marche. Dès le mois de février, plusieurs artistes ont vendu des vidéos, dessins ou singles sous cette forme. Grimes a notamment mis en vente plusieurs clips le 28 février, récoltant presque 6 millions de dollars en vingt minutes. Même son fantasque mari Elon Musk s’y est mis, mettant en vente une ode aux NFT dénuée de toute subtilité (avant de se rétracter). On peut également citer Mike Shinoda (le rappeur de Linkin Park), Aphex Twin (toujours accompagné de son acolyte Weirdcore) ou Post Malone, qui a vendu des billets pour jouer au beer pong avec lui. Azealia Banks, elle, a carrément mis en vente une sextape audio d’elle et son fiancé.

    D’autres passent déjà à la vitesse supérieure. Le groupe Kings Of Leon, par exemple, a décidé de sortir son nouvel album en simultané sur les plateformes d’écoute et sous forme de NFT. Chaque achat du disque – ou token – est vendu 50$, avec plusieurs contreparties visuelles, et des versions golden ticket, bien plus chères, offrent un pass VIP pour un futur concert du groupe. Les revenus de la vente sont reversé à un fonds d’aide aux techniciens du spectacle monté par Live Nation. La vente prend fin le 19 mars, et a déjà recueilli plus de 2 millions de dollars. En revanche, le groupe échoue à être le premier à sortir un album sous ce format : ils sont battus d’un jour par l’artiste électronique Clarian.

    Ce dernier est un ardent défenseur de ce nouveau format. Dans une tribune sur Mixmag, il lance carrément : « Les NFT décentralisés [un des principes de la blockchain, ndlr] sont le futur radieux et meilleur dont à besoin l’industrie musicale ». Pour lui, c’est un moyen d’enfin rémunérer les artistes à leur juste valeur, notamment face aux faibles revenus du streaming. Particulièrement durant cette crise, il y voit un moyen de récompenser la qualité d’un travail. 

    Même son de cloche chez Josh Katz, fondateur de YellowHeart, derrière la sortie NFT des Kings Of Leon. « On n’en est qu’au début, mais dans le futur, je pense que c’est comme cela que les artistes publieront leurs morceaux : quand ils en vendent 100 000 à un dollar chacun, ils gagnent tout simplement 100 000 dollars. » On en revient au vieux rêve de l’artiste sans intermédiaire, capable de toucher directement son public. Alors que le streaming a dévalué la musique en la rendant reproductible et accessible à l’infini, la rareté du NFT est supposée lui rendre sa valeur. D’autant que, à chaque revente de l’objet, l’artiste peut toucher une commission (à l’inverse de la revente physique, donc).

    Beaucoup d’acteurs sont d’ailleurs prêts à aider les musiciens à passer le pas. Le producteur électro RAC a décidé de créer sa propre agence dédiée au sujet, tandis que le webzine XL8R a décidé de créer sa propre marketplace des NFT, vite suivi par le manager de Shawn Mendes. Pour le moment, la France semble peu représentée dans cet univers, bien que Quentin Dupieux ait montré son intérêt. Le 16 mars, il a créé son compte sur Foundation, site d’enchères de NFT, bien qu’il n’ait encore rien vendu dessus.

    Difficile de dire si l’on a ici affaire à une pure bulle spéculative. Pour l’affirmer, il faudrait voir un décalage entre le prix réel des objets et leur prix spéculatif. Mais les NFT étant déconnectés de toute valeur physique, leur valeur réelle est très dure à évaluer. Malgré tout, il est évident que ce marché attire les personnes avides d’argent rapide, cherchant à acheter très vite pour revendre plus cher, tant que le cours des NFT monte. Il va donc falloir attendre que les choses se tassent et que les spéculateurs partent voir ailleurs pour déterminer leur véritable potentiel.

    Mais les NFT posent d’autres problèmes. Le premier d’entre eux est d’ordre écologique. Tout s'y paye avec des cryptomonnaies, bien sûr : les deux plus courantes sont l'Ethereum et le World Assets eXchange (WAX). Or, en 2018, on estimait que l’Ethereum utilisait plus d’énergie que la totalité de l’Islande. Et son récent boom de popularité a encore augmenté sa consommation. D’une manière générale, c’est toute la blockchain qui est extrêmement exigeante sur ce plan, même si cela n’est pas une fatalité. Cependant, il semble que la démocratisation de cette technologie reste encore lointaine, et c’est peut-être l’autre souci des NFT. Le cours des cryptomonnaies est incroyablement haut (un Ethereum coûte presque 1500 euros), et il semble que l’achat de NFT reste pour le moment une activité de collectionneur fortuné.

    Plus encore, rien ne dit que la blockchain est l’eldorado imaginé par ses défenseurs. Non seulement, tout le monde ne pourra pas vendre ses œuvres aux prix délirants vus jusqu’ici, ce qui pourrait renforcer les inégalités entre musiciens. Mais surtout, les NFT soulèvent d’immenses problèmes juridiques liés au droit d’auteur. Pour le moment, il n’y a aucune preuve à fournir pour créer un de ces objets, ce qui ouvre grand la porte aux contrefaçons, et pourrait nourrir la spéculation. Plus encore, comme le souligne Maxime Thibault, responsable expertises Innovation et Transition écologique au Centre national de la musique : « Va se poser la question des droits perçus : qui touche quoi entre compositeur, interprète, producteur, notamment si les NFT sont ensuite revendus ? »

    Bref, pour le moment, impossible de vraiment savoir ce qu’il se passe actuellement. Simple effet de mode ? Concrétisation d’un des vieux rêves d’Internet et du peer-to-peer, celui d’une connexion directe entre tous ? Ou simple délire spéculatif, entretenu par les fantasmes de doux rêveurs ? En attendant de savoir, autant profiter du spectacle.