Du jazz au rock, l'histoire folle de l'orgue Hammond

Le 11 janvier 1895 naissait Laurens Hammond. Quarante ans plus tard, il inventait le premier orgue électro-mécanique de l’histoire. Avec cela, il allait révolutionner non seulement la musique d’église, mais également toute la musique pop.
  • Laurens Hammond est né à une époque où se dire inventeur avait encore un sens. Après des études d’ingénieur mécanique, il décide que telle sera sa vocation. Mais ses premières années se passent bien loin de la musique. Il travaille d’abord aux premiers essais sur le cinéma en 3D (celui qui donnera les lunettes rouges et bleues), puis se consacre à l’électricité. Il invente un moteur de taille réduite, et silencieux, qu’il installe tout d’abord dans des horloges. Le commerce fonctionne bien, jusqu’à l’arrivée de la crise de 1929, qui entraîne la faillite d’Hammond Clocks.

    L’ingénieur doit se réinventer, et repense alors à l’orgue qu’il aimait tant lorsqu’il allait à la messe enfant. Surtout, il sait qu’il y a une opportunité : la reproduction du son de l’orgue via l’électricité relève déjà du possible, mais il manque encore une machine capable de le produire de manière fiable, stable et pratique. Bref, tout l’inverse du premier prototype du genre, le Teleharmonium, inventé en 1897, qui occupe tout un étage d’immeuble et se sert de téléphones comme d'un haut-parleur. Mais le principe est prometteur : la rotation d’un alternateur (appelé ici roue phonique) produit un son, et leur combinaison fournit un instrument. C’est là que l’invention d’Hammond est révolutionnaire : elle va permettre de largement amplifier le signal électrique, ce qui permet d’utiliser des alternateurs d’une taille bien plus réduite.

    Les premiers plans sont créés en 1934, et dès 1935, la production est lancée : l’orgue Hammond, au fonctionnement électro-mécanique, est né. Et le succès est immédiat, attirant notamment l’attention de George Gershwin. Dans la ville de Chicago, où est située l’usine d’Hammond, le pasteur afro-américain Clarence Cobbs va populariser l’instrument à travers son émission de radio quotidienne. Car ce sont bien les églises qui sont les premières clientes d’Hammond. Mais il peut également compter sur la première virtuose de cet instrument, Ethel Smith, qui, plus tard, apparaît dans plusieurs films jouant de son orgue fétiche.

    La bascule de l’orgue Hammond dans la musique populaire se fera grâce à un autre ingénieur : Donald Leslie. Il n’est pas satisfait de l’orgue tel qu’il existe, qui cherche avant tout à imiter l’orgue d’église, avec un son plutôt raide. Il imagine alors un système de hauts-parleurs rotatifs, qui amène au son un vibrato bien plus doux à l’oreille. Hammond déteste l’idée et va farouchement s’opposer à l’implémentation d’un tel système dans son instrument. Leslie se lance donc de son côté en 1940, et la cabine Leslie va connaître un immense succès. En réalité, presque tous les acheteurs d’un orgue Hammond vont ensuite y accoler cet amplificateur.

    Cela n’empêche pas Laurens Hammond de poursuivre l’amélioration de son instrument. Et c’est en 1954 qu’il commercialise son modèle star : le B-3. Avec son cousin le C-3, ils vont totalement éclipser tous les autres produits de la firme. Sa principale nouveauté : un son de percussion qui peut s’ajouter lors de l’attaque d’une note. Surtout, il sort dans un contexte créatif intense, celui de l’émergence du rock’n’roll et de popularisation du gospel. Les églises acquièrent en masse l’instrument : en 1966, on dénombrer 50 000 églises qui en intègrent un. Pour ce qui est des musiques populaires, le claviériste Jimmy Smith va populariser l’instrument dans le milieu jazz et soul, en plus dans explorer les possibilités par sa virtuosité.

    C’est le début d’un âge d’or pour l’orgue Hammond. De nombreux musiciens, formés au gospel, amènent l’instrument vers des registres funk très dynamiques, à l’image de Billy Preston (accompagnateur pour Ray Charles, Sam Cooke, Little Richard et même les Beatles) ou Sly Stone. Les studios de la Motown et de Philadelphie, qui forgent la soul des 60’s, en possèdent. Il est même central dans l’un des premiers grands tubes de l’histoire du rock, Green Onions de Booker T & The MG’s, en 1962.

    Les années suivantes le voient se populariser mondialement. En Angleterre, notamment, il accompagne l’essor du rock progressif. Van Der Graaf Generator, Yes, Traffic, Emerson Lake & Palmer, Genesis, ou même Pink Floyd : tous ont construit au moins un de leurs morceaux phares autour de ce clavier électrique. Mais s’il ne fallait retenir qu’un tube employant à fond l’instrument, c’est bien sûr A Whiter Shade Of Pale de Procol Harum, l’un des titres fondateurs de la pop baroque.

    Le reste des années 70 sera cependant bien plus compliqué pour l’instrument. Ses ventes déclinent en même temps que le rock prog, et le synthétiseur vient le dépasser. En 1973, Laurens Hammond meurt, et son entreprise décline, avant de s’arrêter en 1985. Pourtant, en 1991, l’entreprise japonaise Suzuki Musical Instrument Corporation rachète l’entreprise. Son fondateur, Manji Suzuki, est un fan de l’instrument, et va chercher à reproduire le mythique B-3 à l’aide de la technologie numérique.

    Après le XB-2 entièrement numérique, il commercialise de nouveaux orgues estampillés B-3, combinant électrique et numérique, à partir de 2002. Dans le même temps, les constructeurs de synthétiseurs, tels Korg ou Roland, vont également imiter ce son typique. Car 127 ans après la naissance de son inventeur, le son de l’orgue Hammond reste encore instantanément identifiable. La marque des instruments de légende.