Il y a 20 ans, la Mafia K'1 Fry célébrait la France des banlieues avec "La cerise sur le ghetto"

Le 28 avril 2003, le collectif du Val-de-Marne, porté par Rohff, 113 ou encore Manu Key, débarque avec son premier véritable album : « La cerise sur le ghetto ». Un disque violent, virulent, profondément connecté à la rue, et porteur d'une belle ambition, louable et nécessaire : rendre leur fierté aux banlieusards.
  • Il paraît que la musique amène du réconfort. Ce serait là l’opportunité de trouver un écho à ses propres failles, de s’identifier à un propos, un chanteur, une voix, l’occasion de retrouver un peu de douceur et de légèreté dans un refrain extatique ou une mélodie bienfaitrice. Plutôt que de réconfort, peut-être serait-il plus juste de parler de représentation. De la faculté de certains artistes à servir d’échos à toutes les tragédies locales, de se faire les porte-voix d’une population qui peine à se faire entendre.
    En 2003, cette nécessité de dire, cette volonté de transformer une pseudo honte en véritable fierté, c’est exactement ce que Rohff, 113, Intouchables, Karlito, OGB ou encore Manu Key (véritable chef d'orchestre du projet) vont magnifier au sein de « La cerise sur le ghetto », le premier véritable album de la Mafia K’1 Fry.

    Deux ans avant les émeutes de 2005, l'heure est déjà venue pour la France de faire connaissance avec le vrai visage de ses périphéries, de même qu'avec ses banlieusards et le look qui vont avec - ici, un jean Levi’s et des trois quarts cuir. Pas question, en somme, de singer les codes américains : sur « La cerise sur le ghetto », il y a bien des samples de quelques grands classiques du cinéma Hollywoodien (Les affranchis, Baby Boy, Scarface, etc.), mais l’album s’ancre davantage dans l’histoire de l’Hexagone, dans son rapport ambigu et maladroit avec son passé colonial.

    Il s’agit de rapper ces quartiers où la drogue circule plus vite que les rats, où les conflits sont alimentés par des enjeux de bouts de territoire (ici, Orly-Choisy-Vitry, dans le 94), où un gyrophare qui troue la nuit représente moins un salut qu’une menace, où la dureté des conditions de travail s’ajoute à celle du chômage, où des familles nombreuses survivent de l’autre côté du périph’, loin des clichés parisiens voués à finir dans les albums souvenirs des touristes venus du monde entier. En clair, la Mafia K’1 Fry est une AOP, un produit 100% français, une certification incontournable pour qui veut faire carrière dans le rap de rue.

    Un morceau illustre mieux qu’aucun autre ce besoin de représenter, jusque dans son titre : Pour ceux, un banger de six minutes et sept secondes totalement légendaire. Pour son clip, réalisé par Koutrajmé et porté par un nombre impressionnant de séquences cultes (dont celle où Franck Gastambide se fait courser par ses pitbulls), pour son instru, sorte de version hip-hop de la B.O. de Rocky, mais aussi pour son texte où l’ordurier côtoie le soutenu comme si les registres n’avaient jamais existé, où les nombreux clins d’œil à des situations propres aux banlieues n’avaient d’autres but de combler les non-dits de la société française.

    Au-delà de Pour ceux, « La cerise sur le ghetto » contient bien d’autres passages mythiques, tous centrés autour de la rue, seul endroit à même de produire autant de variations sur le même thème sans jamais lasser. La Mafia y parle de son attachement, de la lassitude qu’elle provoque en même temps que de cette étrange fierté d’y appartenir. Mais ces seize morceaux sont aussi l’occasion de raconter tous ses à-côtés : les braquages (C.B.R.), l’ennui inhérent au Bas des tours, le deal, les addictions (Nuage de fumée, sublime solo de Kery James, qui reprend ici un des classiques d’Ideal J) et le sort réservé aux balances. Traduction : si les auditeurs viennent pour renifler le danger, ils vont le trouver !

    C’est que la Mafia K’1 Fry ne masque rien de la violence : des banlieues, de la France, voire même de l’Etat français. Le collectif du Val-de-Marne a connu trop de drames (certains membres ont été brûlés à vif, d’autres ont fait de la prison) et arpenté le marché de la musique avec trop de roublardise (les hôtels complétement vidés après un concert, etc.) pour ne pas assumer ce versant de son histoire. Il faut tout dire, quitte à faire l’analogie entre la rue et une relation amoureuse, quitte à dédier un morceau aux Rabzouz et à ces « fils d’immigrés qui ne veulent pas se soumettre ».

    Si la dizaine de rappeurs regroupés au sein de la Mafia K'1 Fry peut se permettre une telle approche, ce n'est pas uniquement parce qu'ils s'amusent à incarner une version adulte et abominable de ces gamins de quartiers que les parents voient comme une mauvaise influence. C’est aussi et surtout parce qu’ils sont tous d’excellents storytellers, capables d’inventer des histoires à partir de ces gens qu’ils croisent à l'épicerie du coin et, instantanément, de créer un roman dans la tête de celui ou celle qui écoute. Mention spéciale à La cerise sur le ghetto, ce titre qui regarde les Sages Poètes de la Rue droit dans les yeux (Zoxea est d’ailleurs à la production de Ruzé, placé en conclusion) et rappelle qu’il n’y peut-être « pas plus ghetto » que cette famille africaine, représentante d’une certaine colère - « la rage du bitume », comme dit Rohff, totalement en feu à cette période.

    La force de « La cerise sur le ghetto » est toutefois de ne pas se reposer sur l’excellence de quelques rappeurs. La Mafia K’1 Fry s’impose ici comme un collectif, soudé, regroupé autour de souvenirs douloureux et de lieux fédérateurs (la Demi-Lune Zoo), et déterminé à représenter jusqu’à la mort. Surtout, les gars s’inscrivent ici dans une tradition d’artistes artistiquement autonomes, contrôlant leur image et leur discours tout en suivant leur propre direction musicale.

    Avec réussite : en plus d'avoir squatté 21 semaines les charts hexagonaux, dont un long moment à la huitième position, « La cerise sur le ghetto » est devenu un mythe dont les meilleurs morceaux (on ne parle donc pas d'Official) n'ont pas pris une ride. Preuve s'il en fallait que Pour ceux, Elle ou Story Mafia n'étaient pas que l'expression de leur époque ; preuve, surtout, que la vie en France est toujours aussi « dure que le banc d'une G.A.V. »

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