20 ans après, l'histoire bordélique des Moldy Peaches racontée par le groupe

En 2001, le duo new-yorkais sortait son premier et dernier véritable album ,« The Moldy Peaches », aujourd’hui culte et porté par l’immense « Anyone Else But You ». Vingt ans plus tard, Adam Green et Kimya Dawson s’apprêtent à publier « Origin Story : 1994-1999 », une compilation regroupant 21 chansons à l’image du duo : brutes, naïves, mal foutues et pourtant terriblement séduisantes. Rencontre exclusive.
  • « Si on avait eu plus de talent sur le plan musical, les morceaux des Moldy Peaches auraient sonné différemment ». En une phrase, Kimya Dawson donne l’impression de définir tout ce qui fait le charme du duo formé auprès d’Adam Green. Un son lo-fi, des bruits parfois inappropriés, des instruments pas toujours maîtrisés et des mélodies bricolées, pensées pour coller à une musique que l’on a rapidement rangé sous une bannière : l’anti-folk, comme s’il s’agissait là d’une excroissance DIY de la musique acoustique américaine.

    « J'ai arrêté la guitare au bout de deux semaines parce que mon prof voulait à tout prix m'apprendre à jouer Let It Be, alors que je souhaitais jouer One de Metallica. »

    Qu’importe si les deux Américains ne savent pas très bien chanter, pas très bien jouer, tout ce qu’ils touchent est à la fois maladroit et très beau. À l’image de ces paroles présentes sur NYC’s A Graveyard (« Toutes les pierres tombales qui s'élèvent » ou « tous les yuppies qui se font enterrer »), qui vaudra à ce duo atypique (une femme afro-américaine et un jeune juif) quelques remontrances après le 11 septembre 2001. À l’image également d’Anyone Else But You, cette ballade romantique qu’ils n'ont presque jamais interprétée en concert et qui a fini par devenir un hymne populaire, aujourd’hui chanté dans les mariages, après avoir été utilisée dans le générique du film Juno. « Nous n'avons jamais fait de dossier de presse et n'avons jamais démarché une salle de concert en lui apportant un CD dans l’idée d’éventuellement y jouer, affirme Kimya. Notre duo a grandi tout seul, de manière vraiment organique, et Anyone Else But You en atteste. Nous n'avons jamais eu à essayer d'être comme les autres. »

    Singuliers, les Moldy Peaches l’ont finalement toujours été. Pour le comprendre, il suffit de revenir en 1994, à Bedford Hills, en banlieue de New York. Adam Green, 13 ans, essuie les tables dans une pizzeria et passe le reste de son temps libre à écrire de fausses chansons de Nirvana. Kimya Dawson, 22 ans, travaille quant à elle chez un disquaire, Exile On Main Street, ce qui lui laisse suffisamment de temps pour écrire de la « mauvaise poésie ».

    Ces doux rêveurs sont à la fois extravertis et curieux, inexpérimentés et maladroits, mais la mère d’Adam aimerait voir Kimya chaperonner son fils, lui faire découvrir la ville, l’emener voir des concerts. Elle a toujours été entourée d’enfants, c’est un rôle pour elle. Bonne nouvelle : les deux partagent une même passion pour Beat Happening et The Vaselines. À ses heures, Kimya songe elle aussi à s'investir dans la musique : « Je ne m'en sentais pas capable, j'avais pris des cours de guitare au lycée, mais j'ai arrêté au bout de deux semaines parce que mon prof voulait à tout prix m'apprendre à jouer Let It Be, alors que je souhaitais jouer One de Metallica. »

    À en croire Adam Green, il y a aussi une info qui aurait pu faire changer d'avis sa mère : « Le truc rigolo, c’est que Kimya avait une grosse consommation d’alcool. Elle est sobre depuis la fin des années 1990, mais quand je l’ai connu, en 1994, elle était encore ingérable et imprudente. Je me souviens encore de la fois où elle a toqué à ma porte, telle une mère hystérique, alors que j’étais sur le point de perdre ma virginité... »

    Ensemble, Kimya et Adam enregistrent également quelques morceaux dans le sous-sol d’Adam, où il a installé une batterie, un 4-pistes, quelques instruments et sa réserve de psychotropes. C’est là, probablement sous champis, qu’il a pensé à fonder The Moldy Peaches, d’abord envisagé comme un projet solo : « L’idée, c’était d’auto éditer un de mes singles dans le cadre d’un projet pour le lycée. Mais plus je trainais avec Kimya, plus j’avais envie d’entendre ses histoires. C’est une incroyable songwritrice, très spontanée ». Adam Green cite alors cette fois où il jouait avec des amis jusqu’au moment où Kimya, tranquillement installée devant la télé, se lève et entonne les paroles de Little Bunny Foo Foo. « Autant te dire que la moitié de l’album des Moldy Peaches, sorti en 2001, était déjà enregistré lorsque j’avais 16 ans ».

    À l’époque, le quotidien des Moldy Peaches est fait de débrouille (« À la fin des années 1990, c’était facile de vivre avec cinq dollars par jour »), d’errance (« Beaucoup de nos chansons étaient inspirées par l’ennui et la mauvaise gestion de nos émotions ») et de concerts donnés aux quatre coins de New York, de préférence dans des clubs miteux : « Je jouais dans le métro et, un jour, quelqu’un m’a conseillé d’aller à un open mic anti-folk. C’était au Sidewalk Café, un lieu que je connaissais grâce à un album que je possédais et qui avait été enregistré là-bas. Je savais aussi que Beck y était passé. J’ai donc appelé Kimya. Elle était repartie vivre sur la côte Ouest, mais je lui ai dit que l’on était booké dans un club. Elle est revenue en vitesse et on a joué au Sidewalk pendant deux ans. On était là-bas tous les lundis soir. »

    Et Kimya Dawson d’ajouter : « Le sidewalk avait l’avantage d’être ouvert jusque deux ou trois heures du matin, et d’être à l’image de Manhattan : sombre et cool. »

    Petit à petit, les Moldy Peaches se créent une petite communauté de fans : dans l’État de Washington, où ils ont refilé à leurs potes ce qui ressemble à un premier disque (« Moldy Peaches 2000: Fer the Kids/ Live 1999 »), mais surtout à New York où leur vision de la folk fait frissonner la scène underground, au propre comme au figuré – voire au défiguré. « En concert, précise Kimya, on se rendait compte que les gens étaient parfois furieux. On se rassurait en se disant qu’au moins, ils ressentaient des émotions extrêmes ». La fin des années 1990, c’est aussi l’époque des longs trajets en bus pour se rendre de Washington à Seattle, de Seattle à New York. « On avait ni téléphone, ni Internet, c’était donc facile d’être productif », affirme la songwritrice. À une condition : « Ne pas être dérangée par ces mecs qui s’assoient sur nous ou tentent de mettre leur main dans notre pantalon... »

    Adam et Kimya en profitent aussi pour penser à leurs costumes : pour lui, ce sera celui de Robin des Bois ; pour elle, c’est plutôt un déguisement de lionne ou un costume de lapin qui est privilégié. « On avait peu confiance en nous : toutes ces tenues étaient un moyen de nous affirmer. C’était une prolongation de nous-mêmes, mais de façon exagérer », précise Kimya, qui confesse aussitôt porter un pantalon de pyjama Batman et des chaussons Bob L’Éponge.

    Cette extravagance scénique, les deux auteurs-compositeurs en fond leur marque de fabrique, et touchent un public toujours plus large en tournant pendant près de deux ans en première partie des Strokes. « J’ai rencontré Albert Hammond Jr. dans une friperie où je travaillais. On a sympathisé et le hasard a fait que l’on a signé chez Rough Trade quelques semaines après les Strokes. On avait le même booker, le même tourneur, le même attaché de presse : ça faisait sens de tourner ensemble, même si on ne faisait pas du tout la même musique. »

    Cette musique, parlons-en : elle est délibérément brute, spontanée, bricolée, parfois abrasive (What Went Wrong) ou hip-hop (On Top, qui rappelle qu'Adam Green est fan de MC Hammer), souvent clairvoyante (« Les garçons indés sont névrosés ») ou entêtante (Steak For Chicken), et définit un monde imaginaire complexe (« These nightmares...with the repeating cast..of characters »), un espace de liberté que peu d’albums sortis le même jour, le 11 septembre 2001 (« Love And Theft » de Dylan, « Blowback » de Tricky, etc.), ont réussi à investir. Et tant pis si la critique américaine se montre alors très sévère avec le duo, notamment Pitchfork, qui compare alors Adam et Kimya à Sonny & Cher...

    Dans les notes de « The Moldy Peaches », dont on fête le vingtième anniversaire, les deux compères prétendent que leurs morceaux sont destinés aux enfants - ce que la pochette, dans un sens, ne fait que confirmer. Des comptines grinçantes, voilà ce que pourraient être les folk-songs des Moldy Peaches, des chansonnettes séductrices, qui s’autorisent l’humour, la naïveté (la batterie de NYC's Like a Graveyard a été enregistrée dans un microphone afin de ne pas déranger les voisins d’Adam Green) et les hommages improbables : il y a cette « ode aux filles qui écrivent des odes à Kurt Cobain », mais il y a surtout Jorge Regular, référence à peine masquée à Steve Espinola, un auteur-compositeur qui jouait du piano et d’une raquette de tennis électrique fabriquée par ses soins.

    Certains le rangeraient volontiers dans la catégorie des freaks. Ça tombe bien, c’est précisément ce que sont Adam Green et Kimya Dawson : deux songwriters faussement branleurs, deux adultes fuyant les responsabilités et la respectabilité, deux beautiful losers ayant offert, en une poignée de chansons poétiques et cocasses, une porte de sortie à tous ces outsiders davantage attirés par les marges que par le conformisme ambiant. Sans doute, est-ce pour cela que les deux trublions de la folk américaine n'ont jamais donné suite à leur premier et unique album. Sans doute, est-ce pour cela également que leurs chansons sont bourrées de récits tragicomiques, de personnages loufoques et d’intimité crue. « Kimya et moi n’avons jamais calculé ce que nous faisions. On aurait pu être plus populaire, mais on a envisagé les Moldy Peaches comme un projet purement créatif, guidé uniquement par des décisions tout sauf commerciales ».

    La sortie de la compilation « The Moldy Peaches - Origin Story: 1994-1999 » est prévue le 25 février 2022.