L’histoire du synthé fou qui a sauvé la carrière de Stevie Wonder

Le T.O.N.T.O. est le plus grand synthétiseur modulaire au monde, construit par le bassiste de jazz britannique Malcolm Cecil et Robert Margouleff, un producteur américain. Ces deux pionniers ont contribué à l’avancée d’une musique électronique pointue, ainsi qu’au développement de la carrière de plusieurs artistes. Et parmi eux, il y a eu Stevie Wonder.
  • Lorsque nous avons vu ce T.O.N.T.O. (l’acronyme de The Original and New Timbral Orchestra), on se serait cru coincé dans le cockpit du Faucon Millénium ou du USS Enterprise NCC-1701-A — les deux célèbres vaisseaux de Star Wars et Star Trek. Mais force est de constater que nous sommes bien sur Terre, au sein de la création commune de Malcolm Cecil et Robert Margouleff. Le premier est anglais et vient du monde du jazz, tandis que le second, américain, est fanatique d’électronique et de machines.

    Ensemble, ils ont eu cette idée folle de construire le plus grand synthétiseur modulaire du monde. La paire passera trois ans, de 1969 à 1971, pour finir ce monstre de technologie, qui connecte (notamment) plusieurs Moog III, 4 Oberheim SEM, 2 ARP 2600, des EMS et encore bien d’autres instruments analogiques qui étaient à la pointe (et peu accessibles) à cette époque. Parallèle avec la science-fiction oblige, il y aurait même un module de contrôle fait maison basé sur un… levier d’hélicoptère.

    Après avoir fini de peaufiner leur joujou, Malcolm et Robert fondent logiquement un groupe de musique afin de l’essayer. Sans chercher bien loin, ils optent pour le nom de Tonto’s Expanding Head Band. Sous ce pseudonyme, ils sortent « Zero Time », un premier album que le monde découvre en 1971. 

    Un disque à l’allure de cabinet des curiosités pour les fanatiques de musiques électroniques, blindé de nappes et de modulations en tout genre, qui nous renvoie autant aux expérimentations de François de Roubaix qu’à celles de Terry Riley ou de Wendy Carlos. Il est difficile d’estimer le succès qu’a pu rencontrer cette galette. À l’inverse, elle s’est tout de même retrouvée dans les mains de certains chanteurs en vogue.

    Même s’il est anglais, Malcolm Cecil habite à Manhattan, juste au-dessus d’un studio d’enregistrement. Dans un article de Rolling Stone datant de 2018, il se souvient d’un jour particulier pendant lequel on a sonné chez lui : « J’ai passé ma tête par la fenêtre pour voir qui c’était. J’ai aperçu cet homme noir portant ce costume couleur pistache, qui avait l’air d’avoir notre album sous le bras. » Ce type en question était en réalité Stevie Wonder, un jeune vingtenaire à ce moment-là.

    C’est de cette rencontre qui n’a rien de fortuit que va naître une relation professionnelle entre le trois musiciens / programmateurs. Ils travailleront ensemble pour les trois ans et demi qui suivront. Ils réaliseront 4 des 5 albums de la période dite « classique » de Wonder : « Music of My Mind » (1972), « Talking Book » (1972), « Innervisions » (1973) et « Fulfillingness’ First Finale » (1974) — « Songs in the Key of Life » (1976) étant le dernier disque de cette épopée.

    Si Wonder est venu voir le duo, c’est parce qu’en plus d’être lassé de la Motown, il avait : « des idées claires en tête et [je] savais qu’avec le T.O.N.T.O., elles seraient entendues », explique-t-il dans un documentaire. Ce fourmillement créatif se remarque dès le premier week-end de leur collaboration, pendant lequel ils auraient pondu 17 chansons. Ce nouvel instrument fascine littéralement Stevie Wonder. De cette palette ultra fournie de sons orchestraux enregistrés dans les presets de la machine aux lignes de basse des Moog, jusqu’à ces synthétiseurs qui ondulent tels des serpents : les possibles qu’offre le synthé semblent infinis.

    Tellement, qu’avec cet outil technologique si avancé, les trois artistes vont créer ensemble plus de 200 chansons, dont une majorité qui ne sortira jamais. Parmi celles que vous avez pu découvrir, il y a eu Superstition, Living for the City, You Are the Sunshine of My Life ou encore Boogie on Reggae Woman, qui symbolise parfaitement cette technique signature citée plus haut. 

    Mais toutes les bonnes choses ont une fin. Après l’année 1974, le trio se sépare. Pour autant, Malcolm Cecil et Robert Margouleff continuent de l’utiliser avec d’autres pointures, comme Quincy Jones, Billy Preston, Bobby Womack, ou bien Gil Scott-Heron avec qui ils réalisent le disque « 1980 ». Puis dans les années 90, les deux complices rebosseront avec Wonder, mais chacun leur tour : Malcolm en 1991 pour « Jungle Fever » et Robert en 1995 lors du « Conversation Peace ».

    En 2013, le T.O.N.T.O. finit sa course dans le Centre National de la musique de Calgary. Dans cet imposant musée du Canada, il ne prendra pas la poussière : les artistes en résidence pourront toujours s’en servir. Et pourquoi pas créer eux aussi leur « Innervisions ». 

    Pour écouter Victor Solf nous parler de Stevie Wonder, c'est juste ici.

    Crédit photo : capture écran YouTube @Ben Liebrand

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